Jules Verne

Le lendemain du jour où le brick fut mis à flot, sa machine lui arriva, expédiée des ateliers de R. Hawthorn, de Newcastle.

Cette machine, de la force de cent vingt chevaux, à cylindres oscillants, tenait peu de place; sa force était considérable pour un navire de cent soixante-dix tonneaux, largement voilé d'ailleurs, et qui jouissait d'une marche remarquable. Ses essais ne laissèrent aucun doute à cet égard, et même le maître d'équipage Johnson avait cru convenable d'exprimer de la sorte son opinion à l'ami de Clifton:

«Lorsque _le Forward_ se sert en même temps de ses voiles et de son hélice, c'est à la voile qu'il arrive le plus vite.»

L'ami de Clifton n'avait rien compris à cette proposition, mais il croyait tout possible de la part d'un navire commandé par un chien en personne.

Après l'installation de la machine à bord, commença l'arrimage des approvisionnements; et ce ne fut pas peu de chose, car le navire emportait pour six ans de vivres. Ceux-ci consistaient en viande salée et sëchée, en poisson fumé, en biscuit et en farine; des montagnes de café et de thé furent précipitées dans les, soutes en avalanches énormes. Richard Shandon présidait à l'aménagement de cette précieuse cargaison en homme qui s'y entend; tout cela se trouvait casé, étiqueté, numéroté avec un ordre parfait; on embarqua également une très-grande provision de cette préparation indienne nommée pemmican, et qui renferme sous un petit volume beaucoup d'éléments nutritifs.

Cette nature de vivres ne laissait aucun doute sur la longueur de la croisière; mais un esprit observateur comprenait de prime saut que _le Forward_ allait naviguer dans les mers polaires, à la vue des barils de lime-juice[1], de pastilles de chaux, des paquets de moutarde, de graines d'oseille et de cochléaria, en un mot, à l'abondance de ces puissants antiscorbutiques, dont l'influence est si nécessaire dans les navigations australes ou boréales. Shandon avait sans doute reçu avis de soigner particulièrement cette partie de la cargaison, car il s'en préoccupa fort, non moins que de la pharmacie de voyage.

[1] Jus de citron.

Si les armes ne furent pas nombreuses à bord, ce qui pouvait rassurer les esprits timides, la soute aux poudres regorgeait, détail de nature à effrayer. L'unique canon du gaillard d'avant ne pouvait avoir la prétention d'absorber cet approvisionnement. Cela donnait à penser. II y avait également des scies gigantesques et des engins puissants, tels que leviers, masses de plomb, scies à main, haches énormes, etc., sans compter une recommandable quantité de blasting-cylinders[1], dont l'explosion eût suffi à faire sauter la douane de Liverpool. Tout cela était étrange, sinon effrayant, sans parler des fusées, signaux, artifices et fanaux de mille espèces.

[1] Sortes de pétards.

Les nombreux spectateurs des quais de New Princes Docks admiraient encore une longue baleinière en acajou, une pirogue de fer-blanc recouverte de guttapercha, et un certain nombre de halkett-boats, sortes de manteaux en caoutchouc, que l'on pouvait transformer en canots en soufflant dans leur doublure. Chacun se sentait de plus en plus intrigué, et même ému, car avec la marée descendante _le Forward_ allait bientôt partir pour sa mystérieuse destination.

CHAPITRE II.

UNE LETTRE INATTENDUE.

Voici le texte de la lettre reçue par Richard Shandon huit mois auparavant.

«Aberdeen, 2 août 1859

«Monsieur Richard Shandon,

«Liverpool,

«Monsieur,

«La présente a pour but de vous donner avis d'une remise de seize mille livres sterling[1] qui a été faite entre les mains de MM. Marcuart & Co., banquiers à Liverpool. Ci-joint une série de mandats signés de moi, qui vous permettront de disposer sur lesdits MM. Marcuart, jusqu'à concurrence des seize mille livres susmentionnées.

[1] 400,000 francs.

«Vous ne me connaissez pas. Peu importe. Je vous connais. Là est l'important.

«Je vous offre la place de second à bord du brick _le Forward_ pour une campagne qui peut être longue et périlleuse.