Ces éclipses, provoquées par l'interposition de la Terre entre la Lune et le Soleil, peuvent durer deux heures pendant lesquelles, en raison des rayons réfractés par son atmosphère, le globe terrestre ne doit apparaître que comme un point noir sur le Soleil.
«Ainsi, dit Nicholl, voilà un hémisphère, cet hémisphère invisible, qui est fort mal partagé, fort disgracié de la nature!
--Oui, répondit Barbicane, mais pas tout entier. En effet, par un certain mouvement de libration, par un certain balancement sur son centre, la Lune présente à la Terre un peu plus que la moitié de son disque. Elle est comme un pendule dont le centre de gravité est reporté vers le globe terrestre et qui oscille régulièrement. D'où vient cette oscillation? De ce que son mouvement de rotation sur son axe est animé d'une vitesse uniforme, tandis que son mouvement de translation suivant un orbe elliptique autour de la Terre, ne l'est pas. Au périgée, la vitesse de translation l'emporte, et la Lune montre une certaine portion de son bord occidental. A l'apogée, la vitesse de rotation l'emporte au contraire, et un morceau du bord oriental apparaît. C'est un fuseau de huit degrés environ qui apparaît tantôt à l'occident, tantôt à l'orient. Il en résulte que, sur mille parties, la Lune en laisse apercevoir cinq cent soixante-neuf.
--N'importe, répondit Michel, si nous devenons jamais Sélénites, nous habiterons la face visible. J'aime la lumière, moi!
--A moins, toutefois, répliqua Nicholl, que l'atmosphère ne se soit condensée sur l'autre côté, comme le prétendent certains astronomes.
--Ça, c'est une considération», répondit simplement Michel.
Cependant le déjeuner terminé, les observateurs avaient repris leur poste. Ils essayaient de voir à travers les sombres hublots, en éteignant toute clarté dans le projectile. Mais pas un atome lumineux ne traversait cette obscurité.
Un fait inexplicable préoccupait Barbicane. Comment, étant passé à une distance si rapprochée de la Lune -- cinquante kilomètres environ --, comment le projectile n'y était-il pas tombé? Si sa vitesse eût été énorme, on aurait compris que la chute ne se fût pas produite. Mais avec une vitesse relativement médiocre, cette résistance à l'attraction lunaire ne s'expliquait plus. Le projectile était soumis à une influence étrangère? Un corps quelconque le maintenait-il donc dans l'éther? Il était évident, désormais, qu'il n'atteindrait aucun point de la Lune. Où allait-il? S'éloignait-il, se rapprochait-il du disque? Etait-il emporté dans cette nuit profonde à travers l'infini? Comment le savoir, comment le calculer au milieu de ces ténèbres? Toutes ces questions inquiétaient Barbicane, mais il ne pouvait les résoudre.
En effet, l'astre invisible était là, peut-être, à quelques lieues seulement, à quelques milles, mais ni ses compagnons ni lui ne l'apercevaient plus. Si quelque bruit se produisait à sa surface, ils ne pouvaient l'entendre. L'air, ce véhicule du son, manquait pour leur transmettre les gémissements de la Lune, que les légendes arabes désignent comme «un homme déjà moitié granit et palpitant encore!»
Il y avait là de quoi agacer de plus patients observateurs, on en conviendra. C'était précisément cet hémisphère inconnu qui se dérobait à leurs yeux! Cette face qui, quinze jours plus tôt ou quinze jours plus tard, avait été ou serait splendidement éclairée par les rayons solaires, se perdait alors dans l'absolue obscurité. Dans quinze jours, où serait le projectile? Où les hasards des attractions l'auraient-ils entraîné? Qui pouvait le dire?
On admet généralement, d'après les observations sélénographiques, que l'hémisphère invisible de la Lune est, par sa constitution, absolument semblable à son hémisphère visible. On en découvre, en effet, la septième partie environ, dans ces mouvements de libration dont Barbicane avait parlé. Or, sur ces fuseaux entrevus, ce n'étaient que plaines et montagnes, cirques et cratères, analogues à ceux déjà relevés sur les cartes. On pouvait donc préjuger la même nature, un même monde, aride et mort.