Jules Verne

Si donc les Sélénites existent depuis des centaines de mille ans, si leur cerveau est organisé comme le cerveau humain, ils ont inventé tout ce que nous avons inventé déjà, et même ce que nous inventerons dans la suite des siècles. Ils n'auront rien à apprendre de nous et nous aurons tout à apprendre d'eux.

--Quoi! répondit Michel, tu penses qu'ils ont eu des artistes comme Phidias, Michel-Ange ou Raphaël?

--Oui.

--Des poètes comme Homère, Virgile, Milton, Lamartine, Hugo?

--J'en suis sûr.

--Des philosophes comme Platon, Aristote, Descartes, Kant?

--Je n'en doute pas.

--Des savants comme Archimède, Euclide, Pascal, Newton?

--Je le jurerais.

--Des comiques comme Arnal et des photographes comme... comme Nadar?

--J'en suis sûr.

--Alors, ami Barbicane, s'ils sont aussi forts que nous, et même plus forts, ces Sélénites, pourquoi n'ont-ils pas tenté de communiquer avec la Terre? Pourquoi n'ont-ils pas lancé un projectile lunaire jusqu'aux régions terrestres?

--Qui te dit qu'ils ne l'ont pas fait? répondit sérieusement Barbicane.

--En effet, ajouta Nicholl, cela leur était plus facile qu'à nous, et pour deux raisons: la première parce que l'attraction est six fois moindre à la surface de la Lune qu'à la surface de la Terre, ce qui permet à un projectile de s'enlever plus aisément: la seconde, parce qu'il suffisait d'envoyer ce projectile à huit mille lieues seulement au lieu de quatre-vingt mille, ce qui ne demande qu'une force de projection dix fois moins forte.

--Alors, reprit Michel, je répète: Pourquoi ne l'ont-ils pas fait?

--Et moi répliqua Barbicane, je répète: Qui te dit qu'ils ne l'ont pas fait?

--Quand?

--Il y a des milliers d'années, avant l'apparition de l'homme sur la Terre.

--Et le boulet? Où est le boulet? Je demande à voir le boulet!

--Mon ami, répondit Barbicane, la mer couvre les cinq sixièmes de notre globe. De là, cinq bonnes raisons pour supposer que le projectile lunaire, s'il a été lancé, est maintenant immergé au fond de l'Atlantique ou du Pacifique. A moins qu'il ne soit enfoui dans quelque crevasse, à l'époque où l'écorce terrestre n'était pas encore suffisamment formée.

--Mon vieux Barbicane, répondit Michel, tu as réponse à tout et je m'incline devant ta sagesse. Toutefois il est une hypothèse qui me sourirait mieux que les autres; c'est que les Sélénites, étant plus vieux que nous, sont plus sages et n'ont point inventé la poudre!»

En ce moment, Diane se mêla à la conversation par un aboiement sonore. Elle réclamait son déjeuner.

«Ah! fit Michel Ardan, à discuter ainsi, nous oublions Diane et Satellite!»

Aussitôt, une respectable pâtée fut offerte à la chienne qui la dévora de grand appétit.

«Vois-tu, Barbicane, disait Michel, nous aurions dû faire de ce projectile une seconde arche de Noé et emporter dans la Lune un couple de tous les animaux domestiques.

--Sans doute, répondit Barbicane, mais la place eût manqué.

--Bon! dit Michel, en se serrant un peu!

--Le fait est, répondit Nicholl, que boeuf, vache, taureau, cheval, tous ces ruminants nous seraient fort utiles sur le continent lunaire. Par malheur, ce wagon ne pouvait devenir ni une écurie ni une étable.

--Mais au moins, dit Michel Ardan, aurions-nous pu emmener un âne, rien qu'un petit âne, cette courageuse et patiente bête qu'aimait à monter le vieux Silène! Je les aime, ces pauvres ânes! Ce sont bien les animaux les moins favorisés de la création. Non seulement on les frappe pendant leur vie, mais on les frappe aussi après leur mort!

--Comment l'entends-tu? demanda Barbicane.

--Dame! fit Michel, puisqu'on en fait des peaux de tambour!»

Barbicane et Nicholl ne purent s'empêcher de rire à cette réflexion saugrenue. Mais un cri de leur joyeux compagnon les arrêta. Celui-ci s'était courbé vers la niche de Satellite et se relevait en disant:

«Bon! Satellite n'est plus malade.

--Ah! fit Nicholl.

--Non, reprit Michel, il est mort. Voilà, ajouta-t-il d'un ton piteux, voilà qui sera embarrassant.