Jules Verne

Enfin, nos mains s'abaissèrent.

« Ma foi, je ne l'aurais jamais cru, dit Conseil.

-- Et moi, je ne le crois pas encore ! riposta le Canadien.

-- Quand nous reviendrons sur terre, ajouta Conseil, blasés sur tant de merveilles de la nature, que penserons-nous de ces misérables continents et des petits ouvrages sortis de la main des hommes ! Non ! le monde habité n'est plus digne de nous ! »

De telles paroles dans la bouche d'un impassible Flamand montrent à quel degré d'ébullition était monté notre enthousiasme. Mais le Canadien ne manqua pas d'y jeter sa goutte d'eau froide.

« Le monde habité ! dit-il en secouant la tête. Soyez tranquille, ami Conseil, nous n'y reviendrons pas ! »

Il était alors cinq heures du matin. En ce moment, un choc se produisit à l'avant du _Nautilus_. Je compris que son éperon venait de heurter un bloc de glace. Ce devait être une fausse manoeuvre, car ce tunnel sous-marin, obstrué de blocs, n'offrait pas une navigation facile. Je pensai donc que le capitaine Nemo, modifiant sa route, tournerait ces obstacles ou suivrait les sinuosités du tunnel. En tout cas, la marche en avant ne pouvait être absolument enrayée. Toutefois, contre mon attente, le _Nautilus_ prit un mouvement rétrograde très prononcé.

« Nous revenons en arrière ? dit Conseil.

-- Oui, répondis-je. Il faut que, de ce côté, le tunnel soit sans issue.

-- Et alors ?...

-- Alors, dis-je, la manoeuvre est bien simple. Nous retournerons sur nos pas, et nous sortirons par l'orifice sud. Voilà tout. »

En parlant ainsi, je voulais paraître plus rassuré que je ne l'étais réellement. Cependant le mouvement rétrograde du _Nautilus_ s'accélérait, et marchant à contre hélice, il nous entraînait avec une grande rapidité.

« Ce sera un retard, dit Ned.

-- Qu'importe, quelques heures de plus ou de moins, pourvu qu'on sorte.

-- Oui, répéta Ned Land, pourvu qu'on sorte ! »

Je me promenai pendant quelques instants du salon à la bibliothèque. Mes compagnons assis, se taisaient. Je me jetai bientôt sur un divan, et je pris un livre que mes yeux parcoururent machinalement.

Un quart d'heure après, Conseil, s'étant approché de moi, me dit :

« Est-ce bien intéressant ce que lit monsieur ?

-- Très intéressant, répondis-je.

-- Je le crois. C'est le livre de monsieur que lit monsieur !

-- Mon livre ? »

En effet, je tenais à la main l'ouvrage des _Grands Fonds sous-marins_. Je ne m'en doutais même pas. Je fermai le livre et repris ma promenade. Ned et Conseil se levèrent pour se retirer.

« Restez, mes amis, dis-je en les retenant. Restons ensemble jusqu'au moment où nous serons sortis de cette impasse.

-- Comme il plaira à monsieur », répondit Conseil.

Quelques heures s'écoulèrent. J'observais souvent les instruments suspendus à la paroi du salon. Le manomètre indiquait que le _Nautilus_ se maintenait à une profondeur constante de trois cents mètres, la boussole. qu'il se dirigeait toujours au sud, le loch, qu'il marchait à une vitesse de vingt milles à l'heure, vitesse excessive dans un espace aussi resserré. Mais le capitaine Nemo savait qu'il ne pouvait trop se hâter, et qu'alors, les minutes valaient des siècles.

A huit heures vingt-cinq, un second choc eut lieu. A l'arrière, cette fois. Je pâlis. Mes compagnons s'étaient rapprochés de moi. J'avais saisi la main de Conseil. Nous nous interrogions du regard, et plus directement que si les mots eussent interprété notre pensée.

En ce moment, le capitaine entra dans le salon. J'allai à lui.

« La route est barrée au sud ? lui demandai-je.

-- Oui, monsieur. L'iceberg en se retournant a fermé toute issue.

-- Nous sommes bloqués ?

-- Oui. »

XVI

FAUTE D'AIR

Ainsi, autour du _Nautilus_, au-dessus, au-dessous, un impénétrable mur de glace. Nous étions prisonniers de la banquise ! Le Canadien avait frappé une table de son formidable poing. Conseil se taisait. Je regardai le capitaine. Sa figure avait repris son impassibilité habituelle.