Jules Verne

Pendant l'expédition d'Égypte, votre général Bonaparte retrouva les traces de ces travaux dans le désert de Suez, et, surpris par la marée. il faillit périr quelques heures avant de rejoindre Hadjaroth, là même où Moïse avait campé trois mille trois cents ans avant

lui.

-- Eh bien, capitaine, ce que les anciens n'avaient osé entreprendre, cette jonction entre les deux mers qui abrégera de neuf mille kilomètres la route de Cadix aux Indes, M. de Lesseps l'a fait, et avant peu, il aura changé l'Afrique en une île immense.

-- Oui, monsieur Aronnax, et vous avez le droit d'être fier de votre compatriote. C'est un homme qui honore plus une nation que les plus grands capitaines ! Il a commencé comme tant d'autres par les ennuis et les rebuts, mais il a triomphé, car il a le génie de la volonté. Et il est triste de penser que cette oeuvre, qui aurait dû être une oeuvre internationale, qui aurait suffi à illustrer un règne, n'aura réussi que par l'énergie d'un seul homme. Donc, honneur à M. de Lesseps !

-- Oui, honneur à ce grand citoyen, répondis-je, tout surpris de l'accent avec lequel le capitaine Nemo venait de parler.

-- Malheureusement, reprit-il, je ne puis vous conduire à travers ce canal de Suez, mais vous pourrez apercevoir les longues jetées de Port-Saïd après-demain, quand nous serons dans la Méditerranée.

-- Dans la Méditerranée ! m'écriai-je.

-- Oui. monsieur le professeur. Cela vous étonne ?

-- Ce qui m'étonne, c'est de penser que nous y serons après-demain.

-- Vraiment ?

-- Oui, capitaine, bien que je dusse être habitué à ne m'étonner de rien depuis que je suis à votre bord !

-- Mais à quel propos cette surprise ?

-- A propos de l'effroyable vitesse que vous serez forcé d'imprimer au _Nautilus_ s'il doit se retrouver après-demain en pleine Méditerranée, ayant fait le tour de l'Afrique et doublé le cap de Bonne-Espérance !

-- Et qui vous dit qu'il fera le tour de l'Afrique, monsieur le professeur ? Qui vous parle de doubler le cap de Bonne-Espérance !

-- Cependant, à moins que le _Nautilus_ ne navigue en terre ferme et qu'il ne passe par-dessus l'isthme...

-- Ou par-dessous, monsieur Aronnax.

-- Par-dessous ?

-- Sans doute, répondit tranquillement le capitaine Nemo. Depuis longtemps la nature a fait sous cette langue de terre ce que les hommes font aujourd'hui à sa surface.

-- Quoi ! il existerait un passage !

-- Oui, un passage souterrain que j'ai nommé Arabian-Tunnel. Il prend au-dessous de Suez et aboutit au golfe de Péluse.

-- Mais cet isthme n'est composé que de sables mouvants ?

-- Jusqu'à une certaine profondeur. Mais à cinquante mètres seulement se rencontre une inébranlable assise de roc.

-- Et c'est par hasard que vous avez découvert ce passage ? demandai-je de plus en plus surpris.

-- Hasard et raisonnement, monsieur le professeur, et même, raisonnement plus que hasard.

-- Capitaine, je vous écoute, mais mon oreille résiste à ce qu'elle entend.

-- Ah monsieur ! _Aures habent et non audient_ est de tous les temps. Non seulement ce passage existe, mais j'en ai profité plusieurs fois. Sans cela, je ne me serais pas aventuré aujourd'hui dans cette impasse de la mer Rouge.

-- Est-il indiscret de vous demander comment vous avez découvert ce tunnel ?

-- Monsieur, me répondit le capitaine, il n'y peut y avoir rien de secret entre gens qui ne doivent plus se quitter. »

Je ne relevai pas l'insinuation et j'attendis le récit du capitaine Nemo.

« Monsieur le professeur, me dit-il, c'est un simple raisonnement de naturaliste qui m'a conduit a découvrir ce passage que je suis seul à connaître. J'avais remarqué que dans la mer Rouge et dans la Méditerranée, il existait un certain nombre de poissons d'espèces absolument identiques, des ophidies, des fiatoles, des girelles, des persègues, des joels, des exocets. Certain de ce fait je me demandai s'il n'existait pas de communication entre les deux mers. Si elle existait, le courant souterrain devait forcément aller de la mer Rouge à la Méditerranée par le seul effet de la différence des niveaux.