Jules Verne

Je me disposais à descendre afin de les prévenir, lorsque le second monta sur la plate-forme. Plusieurs marins l'accompagnaient. Le capitaine Nemo ne les vit pas ou ne voulut pas les voir. Certaines dispositions furent prises qu'on aurait pu appeler le « branle-bas de combat » du _Nautilus_. Elles étaient très simples. La filière qui formait balustrade autour de la plate-forme. fut abaissée. De même, les cages du fanal et du timonier rentrèrent dans la coque de manière à l'affleurer seulement. La surface du long cigare de tôle n'offrait plus une seule saillie qui pût gêner sa manoeuvre.

Je revins au salon. Le _Nautilus_ émergeait toujours. Quelques lueurs matinales s'infiltraient dans la couche liquide. Sous certaines ondulations des lames, les vitres s'animaient des rougeurs du soleil levant. Ce terrible jour du 2 juin se levait.

A cinq heures, le loch m'apprit que la vitesse du _Nautilus_ se modérait. Je compris qu'il se laissait approcher. D'ailleurs les détonations se faisaient plus violemment entendre. Les boulets labouraient l'eau ambiante et s'y vissaient avec un sifflement singulier.

« Mes amis, dis-je, le moment est venu. Une poignée de main, et que Dieu nous garde ! »

Ned Land était résolu, Conseil calme, moi nerveux, me contenant à peine.

Nous passâmes dans la bibliothèque. Au moment où je poussais la porte qui s'ouvrait sur la cage de l'escalier central, j'entendis le panneau supérieur se fermer brusquement.

Le Canadien s'élança sur les marches, mais je l'arrêtai. Un sifflement bien connu m'apprenait que l'eau pénétrait dans les réservoirs du bord. En effet, en peu d'instants, le _Nautilus_ s'immergea à quelques mètres au-dessous de la surface des flots.

Je compris sa manoeuvre. Il était trop tard pour agir.

Le _Nautilus_ ne songeait pas a frapper le deux-ponts dans son impénétrable cuirasse, mais au-dessous de sa ligne de flottaison, là ou la carapace métallique ne protège plus le bordé.

Nous étions emprisonnés de nouveau, témoins obligés du sinistre drame qui se préparait. D'ailleurs, nous eûmes à peine le temps de réfléchir. Réfugiés dans ma chambre, nous nous regardions sans prononcer une parole. Une stupeur profonde s'était emparée de mon esprit. Le mouvement de la pensée s'arrêtait en moi.. Je me trouvais dans cet état pénible qui précède l'attente d'une détonation épouvantable. J'attendais, j'écoutais, je ne vivais que par le sens de l'ouïe !

Cependant, la vitesse du _Nautilus_ s'accrut sensiblement. C'était son élan qu'il prenait ainsi. Toute sa coque frémissait.

Soudain, je poussai un cri. Un choc eut lieu, mais relativement léger. Je sentis la force pénétrante de l'éperon d'acier. J'entendis des éraillements, des raclements. Mais le _Nautilus_, emporté par sa puissance de propulsion, passait au travers de la masse du vaisseau comme l'aiguille du voilier à travers la toile !

Je ne pus y tenir. Fou, éperdu, je m'élançai hors de ma chambre et me précipitai dans le salon.

Le capitaine Nemo était là. Muet, sombre, implacable, il regardait par le panneau de bâbord.

Une masse énorme sombrait sous les eaux, et pour ne rien perdre de son agonie, le _Nautilus_ descendait dans l'abîme avec elle. A dix mètres de moi, je vis cette coque entr'ouverte, où l'eau s'enfonçait avec un bruit de tonnerre, puis la double ligne des canons et les bastingages. Le pont était couvert d'ombres noires qui s'agitaient.

L'eau montait. Les malheureux s'élançaient dans les haubans, s'accrochaient aux mâts, se tordaient sous lés eaux. C'était une fourmilière humaine surprise par l'envahissement d'une mer !

Paralysé, raidi par l'angoisse, les cheveux hérissés, l'oeil démesurément ouvert, la respiration incomplète, sans souffle, sans voix, je regardais, moi aussi ! Une irrésistible attraction me collait à la vitre !

L'énorme vaisseau s'enfonçait lentement. Le _Nautilus_ le suivant, épiait tous ses mouvements. Tout à coup, une explosion se produisit. L'air comprimé fit voler les ponts du bâtiment comme si le feu eût pris aux soutes. La poussée des eaux fut telle que le _Nautilus_ dévia.