Jules Verne

Alors le malheureux navire s'enfonça plus rapidement. Ses hunes, chargées de victimes, apparurent, ensuite des barres, pliant sous des grappes d'hommes. enfin le sommet de son grand mât. Puis, la masse sombre disparut, et avec elle cet équipage de cadavres entraînés par un formidable remous...

Je me retournai vers le capitaine Nemo. Ce terrible justicier, véritable archange de la haine, regardait toujours. Quand tout fut fini, le capitaine Nemo, se dirigeant vers la porte de sa chambre, l'ouvrit et entra. Je le suivis des yeux.

Sur le panneau du fond, au-dessous des portraits de ses héros, je vis le portrait d'une femme jeune encore et de deux petits enfants. Le capitaine Nemo les regarda pendant quelques instants, leur tendit les bras, et, s'agenouillant. il fondit en sanglots.

XXII

LES DERNIÈRES PAROLES DU CAPITAINE NEMO

Les panneaux s'étaient refermés sur cette vision effrayante, mais la lumière n'avait pas été rendue au salon. A l'intérieur du _Nautilus_, ce n'étaient que ténèbres et silence. Il quittait ce lieu de désolation, à cent pieds sous les eaux, avec une rapidité prodigieuse. Où allait-il ? Au nord ou au sud ? Où fuyait cet homme après cette horrible représaille ?

J'étais rentré dans ma chambre où Ned et Conseil se tenaient silencieusement. J'éprouvais une insurmontable horreur pour le capitaine Nemo. Quoi qu'il eût souffert de la part des hommes, il n'avait pas le droit de punir ainsi. Il m'avait fait, sinon le complice, du moins le témoin de ses vengeances ! C'était déjà trop.

A onze heures, la clarté électrique réapparut. Je passai dans le salon. Il était désert. Je consultai les divers instruments. Le _Nautilus_ fuyait dans le nord avec une rapidité de vingt-cinq milles à l'heure, tantôt à la surface de la mer, tantôt à trente pieds au-dessous.

Relèvement fait sur la carte, je vis que nous passions à l'ouvert de la Manche, et que notre direction nous portait vers les mers boréales avec une incomparable vitesse.

A peine pouvais-je saisir à leur rapide passage des squales au long nez, des squales-marteaux, des roussettes qui fréquentent ces eaux, de grands aigles de mer, des nuées d'hippocampes, semblables aux cavaliers du jeu d'échecs, des anguilles s'agitant comme les serpenteaux d'un feu d'artifice, des armées de crabes qui fuyaient obliquement en croisant leurs pinces sur leur carapace, enfin des troupes de marsouins qui luttaient de rapidité avec le _Nautilus_. Mais d'observer, d'étudier, de classer, il n'était plus question alors.

Le soir, nous avions franchi deux cents lieues de l'Atlantique. L'ombre se fit, et la mer fut envahie par les ténèbres jusqu'au lever de la lune.

Je regagnai ma chambre. Je ne pus dormir. J'étais assailli de cauchemars. L'horrible scène de destruction se répétait dans mon esprit.

Depuis ce jour, qui pourra dire jusqu'où nous entraîna le _Nautilus_dans ce bassin de l'Atlantique nord ? Toujours avec une vitesse inappréciable ! Toujours au milieu des brumes hyperboréennes ! Toucha-t-il aux pointes du Spitzberg, aux accores de la Nouvelle-Zemble ? Parcourut-il ces mers ignorées, la mer Blanche, la mer de Kara, le golfe de l'Obi, l'archipel de Liarrov, et ces rivages inconnus de la côte asiatique ? Je ne saurais le dire. Le temps qui s'écoulait je ne pouvais plus l'évaluer. L'heure avait été suspendue aux horloges du bord. Il semblait que la nuit et le jour, comme dans les contrées polaires, ne suivaient plus leur cours régulier. Je me sentais entraîné dans ce domaine de l'étrange où se mouvait à l'aise l'imagination surmenée d'Edgard Poë. A chaque instant, je m'attendais à voir, comme le fabuleux Gordon Pym, « cette figure humaine voilée, de proportion beaucoup plus vaste que celle d'aucun habitant de la terre, jetée en travers de cette cataracte qui défend les abords du pôle » !

J'estime -- mais je me trompe peut-être , j'estime que cette course aventureuse du _Nautilus_ se prolongea pendant quinze ou vingt jours, et je ne sais ce qu'elle aurait duré, sans la catastrophe qui termina ce voyage.