Jules Verne

Le panneau était ouvert. Je me hasardai sur la plate-forme. Le capitaine s'y promenait encore d'un pas agité. Il regardait le navire qui lui restait sous le vent à cinq ou six milles. Il tournait autour de lui comme une bête fauve, et l'attirant vers l'est, il se laissait poursuivre. Cependant, il n'attaquait pas. Peut-être hésitait-il encore ?

Je voulus intervenir une dernière fois. Mais j'avais a peine interpellé le capitaine Nemo, que celui-ci m'imposait silence :

« Je suis le droit, je suis la justice ! me dit-il. Je suis l'opprimé, et voilà l'oppresseur ! C'est par lui que tout ce que J'ai aime, chéri, vénéré, patrie, femme, enfants, mon père, ma mère, j'ai vu tout périr ! Tout ce que je hais est là ! Taisez-vous ! »

Je portai un dernier regard vers le vaisseau de guerre qui forçait de vapeur. Puis, je rejoignis Ned et Conseil.

« Nous fuirons ! m'écriai-je.

-- Bien, fit Ned. Quel est ce navire ?

-- Je l'ignore. Mais quel qu'il soit, il sera coulé avant la nuit. En tout cas, mieux vaut périr avec lui que de se faire les complices de représailles dont on ne peut pas mesurer l'équité.

-- C'est mon avis, répondit froidement Ned Land. Attendons la nuit. »

La nuit arriva. Un profond silence régnait à bord. La boussole indiquait que le _Nautilus_ n'avait pas modifié sa direction. J'entendais le battement de son hélice qui frappait les flots avec une rapide régularité. Il se tenait à la surface des eaux, et un léger roulis le portait tantôt sur un bord, tantôt sur un autre.

Mes compagnons et moi, nous avions résolu de fuir au moment où le vaisseau serait assez rapproché, soit pour nous faire entendre, soit pour nous faire voir, car la lune. qui devait être pleine trois jours plus tard, resplendissait. Une fois à bord de ce navire, si nous ne pouvions prévenir le coup qui le menaçait, du moins nous ferions tout ce que les circonstances nous permettaient de tenter. Plusieurs fois, je crus que le _Nautilus_ se disposait pour l'attaque. Mais il se contentait de laisser se rapprocher son adversaire, et, peu de temps après, il reprenait son allure de fuite.

Une partie de la nuit se passa sans incident. Nous guettions l'occasion d'agir. Nous parlions peu, étant trop émus. Ned Land aurait voulu se précipiter à la mer. Je le forçai d'attendre. Suivant moi, le _Nautilus_devait attaquer le deux-ponts à la surface des flots, et alors il serait non seulement possible, mais facile de s'enfuir.

A trois heures du matin, inquiet, je montai sur la plate-forme. Le capitaine Nemo ne l'avait pas quittée. Il était debout, à l'avant, près de son pavillon. qu'une légère brise déployait au-dessus de sa tête. Il ne quittait pas le vaisseau des yeux. Son regard, d'une extraordinaire intensité, semblait l'attirer, le fasciner, l'entraîner plus sûrement que s'il lui eût donné la remorque !

La lune passait alors au méridien. Jupiter se levait dans l'est. Au milieu de cette paisible nature, le ciel et l'Océan rivalisaient de tranquillité, et la mer offrait a l'astre des nuits le plus beau miroir qui eût jamais reflété son image.

Et quand je pensais à ce calme profond des éléments, comparé à toutes ces colères qui couvaient dans les flancs de l'imperceptible _Nautilus_, je sentais frissonner tout mon être.

Le vaisseau se tenait a deux mille de nous. Il s'était rapproché, marchant toujours vers cet éclat phosphorescent qui signalait la présence du _Nautilus_ Je vis ses feux de position, vert et rouge, et son fanal blanc suspendu au grand étai de misaine. Une vague réverbération éclairait son gréement et indiquait que les feux étaient poussés à outrance. Des gerbes d'étincelles, des scories de charbons enflammés, s'échappant de ses cheminées, étoilaient l'atmosphère.

Je demeurai ainsi jusqu'à six heures du matin, sans que le capitaine Nemo eût paru m'apercevoir. Le vaisseau nous restait à un mille et demi, et avec les première, lueurs du jour. sa canonnade recommença. Le moment ne pouvait être éloigné où, le _Nautilus_ attaquant son adversaire, mes compagnons et moi, nous quitterions pour jamais cet homme que je n'osais juger.