Jules Verne

Une partie de la mystérieuse existence du capitaine Nemo se dévoilait. Et si son identité n'était pas reconnue, du moins, les nations coalisées contre lui, chassaient maintenant, non plus un être chimérique, mais un homme qui leur avait voué une haine implacable !

Tout ce passé formidable apparut à mes yeux. Au lieu de rencontrer des amis sur ce navire qui s'approchait, nous n'y pouvions trouver que des ennemis sans pitié.

Cependant les boulets se multipliaient autour de nous. Quelques-uns, rencontrant la surface liquide, s'en allaient par ricochet se perdre à des distances considérables. Mais aucun n'atteignit le _Nautilus_.

Le navire cuirassé n'était plus alors qu'à trois milles. Malgré sa violente canonnade, le capitaine Nemo ne paraissait pas sur la plate-forme. Et cependant, l'un de ces boulets coniques, frappant normalement la coque du _Nautilus_, lui eût été fatal.

Le Canadien me dit alors :

« Monsieur, nous devons tout tenter pour nous tirer de ce mauvais pas. Faisons des signaux ! Mille diables ! On comprendra peut-être que nous sommes d'honnêtes gens ! »

Ned Land prit son mouchoir pour l'agiter dans l'air. Mais il l'avait à peine déployé, que terrassé par une main de fer, malgré sa force prodigieuse, il tombait sur le pont.

« Misérable, s'écria le capitaine, veux-tu donc que je te cloue sur l'éperon du _Nautilus_ avant qu'il ne se précipite contre ce navire ! »

Le capitaine Nemo, terrible à entendre, était plus terrible encore à voir. Sa face avait pâli sous les spasmes de son coeur, qui avait dû cesser de battre un instant. Ses pupilles s'étaient contractées effroyablement. Sa voix ne parlait plus, elle rugissait. Le corps penché en avant, il tordait sous sa main les épaules du Canadien.

Puis, l'abandonnant et se retournant vers le vaisseau de guerre dont les boulets pleuvaient autour de lui :

« Ah ! tu sais qui je suis, navire d'une nation maudite ! s'écria-t-il de sa voix puissante. Moi, je n'ai pas eu besoin de tes couleurs pour te reconnaître ! Regarde ! Je vais te montrer les miennes ! »

Et le capitaine Nemo déploya à l'avant de la plate-forme un pavillon noir. semblable à celui qu'il avait déjà planté au pôle sud.

A ce moment, un boulet frappant obliquement la coque du _Nautilus_, sans l'entamer, et passant par ricochet près du capitaine. alla se perdre en mer.

Le capitaine Nemo haussa les épaules. Puis, s'adressant à moi :

« Descendez, me dit-il d'un ton bref, descendez, vous et vos compagnons.

-- Monsieur, m'ecriai-je, allez-vous donc attaquer ce navire,

-- Monsieur, je vais le couler. Vous ne ferez pas cela !

-- Je le ferai, répondit froidement le capitaine Nemo. Ne vous avisez pas de me juger, monsieur. La fatalité vous montre ce que vous ne deviez pas voir. L'attaque est venue. La riposte sera terrible. Rentrez.

-- Ce navire, quel est-il ?

-- Vous ne le savez pas ? Eh bien ! tant mieux ! Sa nationalité, du moins, restera un secret pour vous. Descendez. »

Le Canadien, Conseil et moi, nous ne pouvions qu'obéir. Une quinzaine de marins du _Nautilus_ entouraient le capitaine et regardaient avec un implacable sentiment de haine ce navire qui s'avançait vers eux. On sentait que le même souffle de vengeance animait toutes ces âmes.

Je descendis au moment où un nouveau projectile éraillait encore la coque du _Nautilus_, et j'entendis le capitaine s'écrier :

« Frappe, navire insensé ! Prodigue tes inutiles boulets ! Tu n'échapperas pas à l'éperon du _Nautilus_. Mais ce n'est pas à cette place que tu dois périr ! Je ne veux pas que tes ruines aillent se confondre avec les ruines du _Vengeur_ ! »

Je regagnai ma chambre. Le capitaine et son second étaient restés sur la plate-forme. L'hélice fut mise en mouvement, le _Nautilus_, s'éloignant avec vitesse se mit hors de la portée des boulets du vaisseau. Mais la poursuite continua, et le capitaine Nemo se contenta de maintenir sa distance.

Vers quatre heures du soir, ne pouvant contenir l'impatience et l'inquiétude qui me dévoraient, je revins vers l'escalier central.