Jules Verne

Je regardai dans la direction du navire que j'avais aperçu. Il s'était rapproché du _Nautilus_ et l'on voyait qu'il forçait de vapeur. Six milles le séparaient de nous.

« Quel est ce bâtiment, Ned ?

-- A son gréement, à la hauteur de ses bas mâts, répondit le Canadien, je parierais pour un navire de guerre. Puisse-t-il venir sur nous et couler, s'il le faut, ce damné _Nautilus_ !

-- Ami Ned, répondit Conseil, quel mal peut-il faire au _Nautilus_ ? Ira-t-il l'attaquer sous les flots ? Ira-t-il le canonner au fond des mers ?

-- Dites-moi, Ned, demandai-je, pouvez-vous reconnaître la nationalité de ce bâtiment ? »

Le Canadien, fronçant ses sourcils, abaissant ses paupières, plissant ses yeux aux angles, fixa pendant quelques instants le navire de toute la puissance de son regard.

« Non, monsieur, répondit-il. Je ne saurais reconnaître à quelle nation il appartient. Son pavillon n'est pas hisse. Mais je puis affirmer que c'est un navire de guerre, car une longue flamme se déroule à l'extrémité de son grand mât. »

Pendant un quart d'heure, nous continuâmes d'observer le bâtiment qui se dirigeait vers nous. Je ne pouvais admettre, cependant. qu'il eût reconnu le _Nautilus_ à cette distance, encore moins qu'il sût ce qu'était cet engin sous-marin.

Bientôt le Canadien m'annonça que ce bâtiment était un grand vaisseau de guerre, à éperon, un deux-ponts cuirassé. Une épaisse fumée noire s'échappait de ses deux cheminées. Ses voiles serrées se confondaient avec la ligne des vergues. Sa corne ne portait aucun pavillon. La distance empêchait encore de distinguer les couleurs de sa flamme, qui flottait comme un mince ruban.

Il s'avançait rapidement. Si le capitaine Nemo le laissait approcher, une chance de salut s'offrait à nous.

« Monsieur, me dit Ned Land, que ce bâtiment nous passe à un mille je me jette à la mer, et je vous engage faire comme moi. »

Je ne répondis pas à la proposition du Canadien, et je continuai de regarder le navire qui grandissait à vue d'oeil. Qu'il fût anglais, français, américain ou russe, il était certain qu'il nous accueillerait, si nous pouvions gagner son bord.

« Monsieur voudra bien se rappeler, dit alors Conseil, que nous avons quelque expérience de la natation. Il peut se reposer sur moi du soin de le remorquer vers ce navire, s'il lui convient de suivre l'ami Ned. »

J'allais répondre, lorsqu'une vapeur blanche jaillit à l'avant du vaisseau de guerre. Puis, quelques secondes plus tard, les eaux troublées par la chute d'un corps pesant, éclaboussèrent l'arrière du _Nautilus_. Peu après, une détonation frappait mon oreille.

« Comment ? ils tirent sur nous ! m'écriai-je.

-- Braves gens ! murmura le Canadien.

-- Ils ne nous prennent donc pas pour des naufragés accrochés à une épave !

-- N'en déplaise à monsieur.... Bon, fit Conseil en secouant l'eau qu'un nouveau boulet avait fait jaillir jusqu'à lui.- N'en déplaise à monsieur, ils ont reconnu le narwal, et ils canonnent le narwal.

-- Mais ils doivent bien voir, m'écriai-je qu'ils ont affaire à des hommes.

-- C'est peut-être pour cela ! » répondit Ned Land en me regardant.

Toute une révélation se fit dans mon esprit. Sans doute, on savait à quoi s'en tenir maintenant sur l'existence du prétendu monstre. Sans doute, dans son abordage avec l'Abraham-Lincoln, lorsque le Canadien le frappa de son harpon, le commandant Farragut avait reconnu que le narwal était un bateau sous-marin, plus dangereux qu'un cétacé surnaturel ?

Oui, cela devait être ainsi, et sur toutes les mers, sans doute, on poursuivait maintenant ce terrible engin de destruction !

Terrible en effet, si comme on pouvait le supposer, le capitaine Nemo employait le _Nautilus_ à une oeuvre de vengeance ! Pendant cette nuit, lorsqu'il nous emprisonna dans la cellule, au milieu de l'Océan Indien, ne s'était-il pas attaqué à quelque navire ? Cet homme enterré maintenant dans le cimetière de corail, n'avait-il pas été victime du choc provoqué par le _Nautilus_ ? Oui, je le répète. Il en devait être ainsi.