Jules Verne

Ce banc est un produit des alluvions marines, un amas considérable de ces détritus organiques, amenés soit de l'Équateur par le courant du Gulf-Stream, soit du pôle boréal, par ce contre-courant d'eau froide qui longe la côte américaine. Là aussi s'amoncellent les blocs erratiques charriés par la débâcle des glaces. Là s'est formé un vaste ossuaire de poissons de mollusques ou de zoophytes qui y périssent par milliards.

La profondeur de la mer n'est pas considérable au banc de Terre-Neuve. Quelques centaines de brasses au plus. Mais vers le sud se creuse subitement une dépression profonde, un trou de trois mille mètres. Là s'élargit le Gulf-Stream. C'est un épanouissement de ses eaux. Il perd de sa vitesse et de sa température, mais il devient une mer.

Parmi les poissons que le _Nautilus_ effaroucha à son passage, je citerai le cycloptère d'un mètre, à dos noirâtre, à ventre orange, qui donne à ses congénères un exemple peu suivi de fidélité conjugale, un unernack de grande taille, sorte de murène émeraude, d'un goût excellent, des karraks à gros yeux, dont la tête a quelque ressemblance avec celle du chien, des blennies, ovovivipares comme les serpents, des gobies-boulerots ou goujons noirs de deux décimètres, des macroures à longue queue, brillant d'un éclat argenté, poissons rapides, aventurés loin des mers hyperboréennes.

Les filets ramassèrent aussi un poisson hardi, audacieux, vigoureux, bien musclé, armé de piquants à la tête et d'aiguillons aux nageoires, véritable scorpion de deux à trois mètres, ennemi acharné des blennies, des gades et des saumons, c'était le cotte des mers septentrionales. au corps tuberculeux, brun de couleur, rouge aux nageoires. Les pêcheurs du _Nautilus_ eurent quelque peine à s'emparer de cet animal, qui, grâce à la conformation de ses opercules, préserve ses organes respiratoires du contact desséchant de l'atmosphère et peut vivre quelque temps hors de l'eau.

Je cite maintenant -- pour mémoire -- des bosquiens, petits poissons qui accompagnent longtemps les navires dans les mers boréales, des ables-oxyrhinques, spéciaux à l'Atlantique septentrional, des rascasses, et j'arrive aux gades, principalement à l'espèce morue, que je surpris dans ses eaux de prédilection, sur cet inépuisable banc de Terre-Neuve.

On peut dire que ces morues sont des poissons de montagnes, car Terre-Neuve n'est qu'une montagne sous-marine. Lorsque le _Nautilus_ s'ouvrit un chemin à travers leurs phalanges pressées, Conseil ne put retenir cette observation :

« Ça ! des morues ! dit-il ; mais je croyais que les morues étaient plates comme des limandes ou des soles ?

-- Naïf ! m'écriai-je. Les morues ne sont plates que chez l'épicier, où on les montre ouvertes et étalées. Mais dans l'eau, ce sont des poissons fusiformes comme les mulets, et parfaitement conformés pour la marche.

-- Je veux croire monsieur, répondit Conseil. Quelle nuée, quelle fourmilière !

-- Eh ! mon ami, il y en aurait bien davantage, sans leurs ennemis, les rascasses et les hommes ! Sais-tu combien on a compté d'oeufs dans une seule femelle ?

-- Faisons bien les choses, répondit Conseil. Cinq cent mille.

-- Onze millions, mon ami.

-- Onze millions. Voila ce que je n'admettrai jamais, à moins de les compter moi-même.

-- Compte-les, Conseil. Mais tu auras plus vite fait de me croire. D'ailleurs, c'est par milliers que les Français, les Anglais, les Américains, les Danois, les Norvégiens. pêchent les morues. On les consomme en quantités prodigieuses, et sans l'étonnante fécondité de ces poissons, les mers en seraient bientôt dépeuplées. Ainsi en Angleterre et en Amérique seulement, cinq mille navires montés par soixante-quinze mille marins, sont employés à la pêche de la morue. Chaque navire en rapporte quarante mille en moyenne, ce qui fait vingt-cinq millions. Sur les côtes de la Norvège, même résultat.

-- Bien, répondit Conseil, je m'en rapporte à monsieur. Je ne les compterai pas.

-- Quoi donc ?

-- Les onze millions d'oeufs. Mais je ferai une remarque.