Jules Verne

En observant Conseil, je constatai que ce brave garçon subissait tant soit peu l'influence générale. Du moins, je le crus ainsi. Peut-être, et pour la première fois, ses nerfs vibraient-ils sous l'action d'un sentiment de curiosité.

« Allons, Conseil, lui dis-je, voilà une dernière occasion d'empocher deux mille dollars.

-- Que monsieur me permette de le lui dire, répondit Conseil, je n'ai jamais compté sur cette prime, et le gouvernement de l'Union pouvait promettre cent mille dollars, il n'en aurait pas été plus pauvre.

-- Tu as raison, Conseil. C'est une sotte affaire, après tout, et dans laquelle nous nous sommes lancés trop légèrement. Que de temps perdu, que d'émotions inutiles ! Depuis six mois déjà, nous serions rentrés en France...

-- Dans le petit appartement de monsieur, répliqua Conseil, dans le Muséum de monsieur ! Et j'aurais déjà classé les fossiles de monsieur ! Et le babiroussa de monsieur serait installé dans sa cage du Jardin des Plantes, et il attirerait tous les curieux de la capitale !

-- Comme tu dis, Conseil, et sans compter, j'imagine, que l'on se moquera de nous !

-- Effectivement, répondit tranquillement Conseil, je pense que l'on se moquera de monsieur. Et, faut-il le dire... ?

-- Il faut le dire, Conseil.

-- Eh bien, monsieur n'aura que ce qu'il mérite !

-- Vraiment !

-- Quand on a l'honneur d'être un savant comme monsieur, on ne s'expose pas... »

Conseil ne put achever son compliment. Au milieu du silence général, une voix venait de se faire entendre. C'était la voix de Ned Land, et Ned Land s'écriait :

« Ohé ! la chose en question, sous le vent, par le travers à nous ! »

VI

À TOUTE VAPEUR

A ce cri, l'équipage entier se précipita vers le harponneur, commandant, officiers, maîtres, matelots, mousses, jusqu'aux ingénieurs qui quittèrent leur machine, jusqu'aux chauffeurs qui abandonnèrent leurs fourneaux. L'ordre de stopper avait été donné, et la frégate ne courait plus que sur son erre.

L'obscurité était profonde alors, et quelques bons que fussent les yeux du Canadien, je me demandais comment il avait vu et ce qu'il avait pu voir. Mon coeur battait à se rompre.

Mais Ned Land ne s'était pas trompé, et tous, nous aperçûmes l'objet qu'il indiquait de la main.

A deux encablures de l'_Abraham-Lincoln_ et de sa hanche de tribord, la mer semblait être illuminée par dessus. Ce n'était point un simple phénomène de phosphorescence, et l'on ne pouvait s'y tromper. Le monstre, immergé à quelques toises de la surface des eaux, projetait cet éclat très intense, mais inexplicable, que mentionnaient les rapports de plusieurs capitaines. Cette magnifique irradiation devait être produite par un agent d'une grande puissance éclairante. La partie lumineuse décrivait sur la mer un immense ovale très allongé, au centre duquel se condensait un foyer ardent dont l'insoutenable éclat s'éteignait par dégradations successives.

« Ce n'est qu'une agglomération de molécules phosphorescentes, s'écria l'un des officiers.

-- Non, monsieur, répliquai-je avec conviction. Jamais les pholades ou les salpes ne produisent une si puissante lumière. Cet éclat est de nature essentiellement électrique... D'ailleurs, voyez, voyez ! il se déplace ! il se meut en avant, en arrière ! il s'élance sur nous ! »

Un cri général s'éleva de la frégate.

« Silence ! dit le commandant Farragut. La barre au vent, toute ! Machine en arrière ! »

Les matelots se précipitèrent à la barre, les ingénieurs à leur machine. La vapeur fut immédiatement renversée et l'_Abraham-Lincoln_, abattant sur bâbord, décrivit un demi-cercle.

« La barre droite ! Machine en avant ! » cria le commandant Farragut.

Ces ordres furent exécutés, et la frégate s'éloigna rapidement du foyer lumineux.

Je me trompe. Elle voulut s'éloigner, mais le surnaturel animal se rapprocha avec une vitesse double de la sienne.

Nous étions haletants. La stupéfaction, bien plus que la crainte nous tenait muets et immobiles.