L'animal nous gagnait en se jouant. Il fit le tour de la frégate qui filait alors quatorze noeuds. et l'enveloppa de ses nappes électriques comme d'une poussière lumineuse. Puis il s'éloigna de deux ou trois milles, laissant une traînée phosphorescente comparable aux tourbillons de vapeur que jette en arrière la locomotive d'un express. Tout d'un coup. des obscures limites de l'horizon, où il alla prendre son élan, le monstre fonça subitement vers l'_Abraham-Lincoln_ avec une effrayante rapidité, s'arrêta brusquement à vingt pieds de ses précintes, s'éteignit non pas en s'abîmant sous les eaux, puisque son éclat ne subit aucune dégradation mais soudainement et comme si la source de ce brillant effluve se fût subitement tarie ! Puis, il reparut de l'autre côté du navire, soit qu'il l'eût tourné, soit qu'il eût glissé sous sa coque. A chaque instant une collision pouvait se produire, qui nous eût été fatale.
Cependant, je m'étonnais des manoeuvres de la frégate. Elle fuyait et n'attaquait pas. Elle était poursuivie, elle qui devait poursuivre, et j'en fis l'observation au commandant Farragut. Sa figure, d'ordinaire si impassible, était empreinte d'un indéfinissable étonnement.
« Monsieur Aronnax, me répondit-il, je ne sais à quel être formidable j'ai affaire, et je ne veux pas risquer imprudemment ma frégate au milieu de cette obscurité. D'ailleurs, comment attaquer l'inconnu, comment s'en défendre ? Attendons le jour et les rôles changeront.
-- Vous n'avez plus de doute, commandant, sur la nature de l'animal ?
-- Non, monsieur, c'est évidemment un narwal gigantesque, mais aussi un narwal électrique.
-- Peut-être, ajoutai-je, ne peut-on pas plus l'approcher qu'une gymnote ou une torpille !
-- En effet, répondit le commandant, et s'il possède en lui une puissance foudroyante, c'est à coup sûr le plus terrible animal qui soit jamais sorti de la main du Créateur. C'est pourquoi, monsieur, je me tiendrai sur mes gardes. »
Tout l'équipage resta sur pied pendant la nuit. Personne ne songea à dormir. L'_Abraham-Lincoln_, ne pouvant lutter de vitesse, avait modéré sa marche et se tenait sous petite vapeur. De son côté, le narwal, imitant la frégate, se laissait bercer au gré des lames, et semblait décidé à ne point abandonner le théâtre de la lutte.
Vers minuit, cependant, il disparut, ou, pour employer une expression plus juste, il « s'éteignit » comme un gros ver luisant. Avait-il fui ? Il fallait le craindre, non pas l'espérer. Mais à une heure moins sept minutes du matin, un sifflement assourdissant se fit entendre, semblable à celui que produit une colonne d'eau, chassée avec une extrême violence.
Le commandant Farragut, Ned Land et moi, nous étions alors sur la dunette, jetant d'avides regards à travers les profondes ténèbres.
« Ned Land, demanda le commandant, vous avez souvent entendu rugir des baleines ?
-- Souvent, monsieur, mais jamais de pareilles baleines dont la vue m'ait rapporté deux mille dollars.
-- En effet, vous avez droit à la prime. Mais, dites-moi, ce bruit n'est-il pas celui que font les cétacés rejetant l'eau par leurs évents ?
-- Le même bruit, monsieur, mais celui-ci est incomparablement plus fort. Aussi, ne peut-on s'y tromper. C'est bien un cétacé qui se tient là dans nos eaux. Avec votre permission, monsieur, ajouta le harponneur, nous lui dirons deux mots demain au lever du jour.
-- S'il est d'humeur à vous entendre, maître Land, répondis-je d'un ton peu convaincu.
-- Que je l'approche à quatre longueurs de harpon, riposta le Canadien, et il faudra bien qu'il m'écoute !
-- Mais pour l'approcher, reprit le commandant, je devrai mettre une baleinière à votre disposition ?
-- Sans doute, monsieur.
-- Ce sera jouer la vie de mes hommes ?
-- Et la mienne ! » répondit simplement le harponneur.
Vers deux heures du matin le foyer lumineux reparut, non moins intense, à cinq milles au vent de l'_Abraham-Lincoln_. Malgré la distance, malgré le bruit du vent et de la mer, on entendait distinctement les formidables battements de queue de l'animal et jusqu'à sa respiration haletante.