Jules Verne

Il en coûterait peut-être quelques milliers de roubles à son journal, mais son journal serait le premier informé. La France attendrait!

On conçoit la fureur d'Alcide Jolivet, qui, en toute autre circonstance, eût trouvé que c'était de bonne guerre. Il voulut même obliger l'employé à recevoir sa dépêche, de préférence à celle de son confrère.

«C'est le droit de monsieur,» répondit tranquillement l'employé, en montrant Harry Blount, et en lui souriant d'un air aimable.

Et il continua de transmettre fidèlement au _Daily-Telegraph_ le premier verset du livre saint.

Pendant qu'il opérait, Harry Blount alla tranquillement à la fenêtre, et, sa lorgnette aux yeux, il observa ce qui se passait aux environs de Kolyvan, afin de compléter ses informations.

Quelques instants après, il reprit sa place au guichet et ajouta à son télégramme:

_«Deux églises sont en flammes. L'incendie parait gagner sur la droite. La terre était informe et toute nue; les ténèbres couvraient la face de l'abîme....»_

Alcide Jolivet eut tout simplement une envie féroce d'étrangler l'honorable correspondant du _Daily-Telegraph._

Il interpella encore une fois l'employé, qui, toujours impassible, lui répondit simplement:

«C'est son droit, monsieur, c'est son droit... à dix kopeks par mot.»

Et il télégraphia la nouvelle suivante, que lui apporta Harry Blount:

_«Des fuyards russes s'échappent de la ville. Or, Dieu dit que la lumière soit faite, et la lumière fut faite!...»_

Alcide Jolivet enrageait littéralement.

Cependant, Harry Blount était retourné près de la fenêtre, mais, cette fois, distrait sans doute par l'intérêt du spectacle qu'il avait sous les yeux, il prolongea un peu trop longtemps son observation. Aussi, lorsque l'employé eut fini de télégraphier le troisième verset de la Bible, Alcide Jolivet prit-il sans faire de bruit sa place au guichet, et, ainsi qu'avait fait son confrère, après avoir déposé tout doucement une respectable pile de roubles sur la tablette, il remit sa dépêche, que l'employé lut à haute voix:

_«Madeleine Jolivet, «10, Faubourg-Montmartre (Paris). «De Kolyvan, gouvernement d'Omsk, Sibérie, 6 août. «Les fuyards s'échappent de la ville. Russes battus. Poursuite acharnée de la cavalerie tartare....»_

Et lorsqu'Harry Blount levait, il entendit Alcide Jolivet qui complétait son télégramme en chantonnant d'une voix moqueuse:

Il est un petit homme, Tout habillé de gris, Dans Paris!...

Trouvant inconvenant de mêler, comme l'avait osé faire son confrère, le sacré au profane, Alcide Jolivet répondait par un joyeux refrain de Béranger aux versets de la Bible.

«Aoh! fit Harry Blount.

--C'est comme cela,» répondit Alcide Jolivet.

Cependant, la situation s'aggravait autour de Kolyvan. La bataille se rapprochait, et les détonations éclataient avec une violence extrême.

En ce moment, une commotion ébranla le poste télégraphique.

Un obus venait de trouer la muraille, et un nuage de poussière emplissait la salle des transmissions.

Alcide Jolivet finissait alors d'écrire ces vers:

Joufflu comme une pomme, Qui, sans un sou comptant...

mais, s'arrêter, se précipiter sur l'obus, le prendre à deux mains avant qu'il eût éclaté, le jeter par la fenêtre et revenir au guichet, ce fut pour lui l'affaire d'un instant.

Cinq secondes plus tard, l'obus éclatait au dehors.

Mais, continuant à libeller son télégramme avec le plus beau sang-froid du monde, Alcide Jolivet écrivit:

_«Obus de six a fait sauter la muraille du poste télégraphique. En attendons quelques autres du même calibre....»_

Pour Michel Strogoff, il n'était pas douteux que les Russes ne fussent repoussés de Kolyvan. Sa dernière ressource était donc de se jeter à travers la steppe méridionale.

Mais alors une fusillade terrible éclata près du poste télégraphique, et une grêle de balles fit sauter les vitres de la fenêtre.

Harry Blount, frappé à l'épaule, tomba à terre.

Alcide Jolivet allait, à ce moment même, transmettre ce supplément de dépêche:

_«Harry Blount, correspondant du _Daily Telegraph_, tombe à mon côté, frappé d'un éclat de muraille....»_ quand l'impassible employé lui dit avec son calme inaltérable:

«Monsieur, le fil est brisé.»

Et, quittant son guichet, il prit tranquillement son chapeau, qu'il brossa du coude, et, toujours souriant, sortit par une petite porte que Michel Strogoff n'avait pas aperçue.