Jules Verne

Mes yeux m'ont trompée! Ce jeune homme n'est pas mon enfant! Il n'avait pas sa voix! N'y pensons plus! Je finirais par le voir partout.»

Moins de dix minutes après, un officier tartare se présentait à la maison de poste.

«Marfa Strogoff? demanda-t-il.

--C'est moi, répondit la vieille femme d'un ton si calme et le visage si tranquille, que les témoins de la rencontre qui venait de se produire ne l'auraient pas reconnue.

--Viens,» dit l'officier.

Marfa Strogoff, d'un pas assuré, suivit l'officier tartare et quitta la maison de poste.

Quelques instants après, Marfa Strogoff se trouvait au bivouac de la grande place, en présence d'Ivan Ogareff, auquel tous les détails de cette scène avaient été rapportés immédiatement.

Ivan Ogareff, soupçonnant la vérité, avait voulu interroger lui-même la vieille Sibérienne.

«Ton nom? demanda-t-il d'un ton rude.

--Marfa Strogoff.

--Tu as un fils?

--Oui.

--Il est courrier du czar?

--Oui.

--Où est-il?

--A Moscou.

--Tu es sans nouvelles de lui?

--Sans nouvelles.

--Depuis combien de temps?

--Depuis deux mois.

--Quel est donc ce jeune homme que tu appelais ton fils, il y a quelques instants, au relais de poste?

--Un jeune Sibérien que j'ai pris pour lui, répondit Marfa Strogoff. C'est le dixième en qui je crois retrouver mon fils depuis que la ville est pleine d'étrangers! Je crois le voir partout!

--Ainsi ce jeune homme n'était pas Michel Strogoff?

--Ce n'était pas Michel Strogoff.

--Sais-tu, vieille femme, que je puis te faire torturer jusqu'à ce que tu avoues la vérité?

--J'ai dit la vérité, et la torture ne me fera rien changer à mes paroles.

--Ce Sibérien n'était pas Michel Strogoff? demanda une seconde fois Ivan Ogareff.

--Non! Ce n'était pas lui, répondit une seconde fois Marfa Strogoff. Croyez-vous que pour rien au monde je renierais un fils comme celui que Dieu m'a donné?»

Ivan Ogareff regarda d'un oeil méchant la vieille femme qui le bravait en face. Il ne doutait pas qu'elle n'eût reconnu son fils dans ce jeune Sibérien. Or, si ce fils avait d'abord renié sa mère, et si sa mère le reniait à son tour, ce ne pouvait être que par un motif des plus graves.

Donc, pour Ivan Ogareff, il n'était plus douteux que le prétendu Nicolas Korpanoff ne fût Michel Strogoff, courrier du czar, se cachant sous un faux nom, et chargé de quelque mission qu'il eût été capital pour lui de connaître. Aussi donna-t-il immédiatement ordre de se mettre à sa poursuite. Puis:

«Que cette femme soit dirigée sur Tomsk,» dit-il en se retournant vers Marfa Strogoff.

Et, pendant que les soldats l'entraînaient avec brutalité, il ajouta entre ses dents:

«Quand le moment sera venu, je saurai bien la faire parler, cette vieille sorcière!»

CHAPITRE XV

LES MARAIS DE LA BARABA.

Il était heureux que Michel Strogoff eût si brusquement quitté le relais. Les ordres d'Ivan Ogareff avaient été aussitôt transmis à toutes les issues de la ville, et son signalement envoyé à tous les chefs de poste, afin qu'il ne pût sortir d'Omsk. Mais, à ce moment, il avait déjà franchi une des brèches de l'enceinte, son cheval courait la steppe, et, n'ayant pas été immédiatement poursuivi, il devait réussir à s'échapper.

C'était le 29 juillet, à huit heures du soir, que Michel Strogoff avait quitté Omsk. Cette ville se trouve à peu près à mi-route de Moscou a Irkoutsk, où il lui fallait arriver sous dix jours, s'il voulait devancer les colonnes tartares. Évidemment, le déplorable hasard qui l'avait mis en présence de sa mère avait trahi son incognito. Ivan Ogareff ne pouvait plus ignorer qu'un courrier du czar venait de passer à Omsk, se dirigeant sur Irkoutsk. Les dépêches que portait ce courrier devaient avoir une importance extrême. Michel Strogoff savait donc que l'on ferait tout pour s'emparer de lui.

Mais ce qu'il ne savait pas, ce qu'il ne pouvait savoir, c'est que Marfa Strogoff était aux mains d'Ivan Ogareff, et qu'elle allait payer, de sa vie peut-être, le mouvement qu'elle n'avait pu retenir en se trouvant soudain en présence de son fils! Et il était heureux qu'il l'ignorât! Eût-il pu résister à cette nouvelle épreuve!

Michel Strogoff pressait donc son cheval, lui communiquant toute l'impatience fiévreuse qui le dévorait, ne lui demandant qu'une chose, c'était de le porter rapidement jusqu'à un nouveau relais, où il pût l'échanger contre un attelage plus rapide.