Jules Verne

--Dans ce cas, répondit mon oncle, il est inutile de continuer cette exploration, et le mieux est de retourner au radeau. Mais ne te trompes-tu pas, Axel?

--Il est difficile de se prononcer, car tous ces rochers se ressemblent. Il me semble pourtant reconnaître le promontoire au pied duquel Hans a construit son embarcation. Nous devons être près du petit port, si même ce n'est pas ici, ajoutai-je en examinant une crique que je crus reconnaître.

--Mais non, Axel, nous retrouverions au moins nos propres traces, et je ne vois rien...

--Mais je vois, moi! m'écriai-je, en m'élançant vers un objet qui brillait sur le sable.

--Qu'est-ce donc?

--Voilà! répondis-je, et je montrai à mon oncle un poignard que je venais de ramasser.

--Tiens! dit-il, tu avais donc emporté cette arme avec toi?

--Moi, aucunement, mais vous, je suppose?

--Non pas, que je sache; je n'ai jamais eu cet objet en ma possession.

--Et moi encore moins, mon oncle.

--Voilà qui est particulier.

--Mais non, c'est bien simple; les Islandais ont souvent des armes de ce genre, et Hans, à qui celle-ci appartient, l'a perdue sur cette plage...

--Hans!» fit mon oncle en secouant la tête.

Puis il examina l'arme avec attention.

«Axel, me dit-il d'un ton grave, ce poignard est une arme du seizième siècle, une véritable dague, de celles que les gentilshommes portaient à leur ceinture pour donner le coup de grâce; elle est d'origine espagnole; elle n'appartient ni à toi, ni à moi, ni au chasseur!

--Oserez-vous dire?...

--Vois, elle ne s'est pas ébréchée ainsi à s'enfoncer dans la gorge des gens; sa lame est couverte d'une couche de rouille qui ne date ni d'un jour, ni d'un an, ni d'un siècle!»

Le professeur s'animait, suivant son habitude, en se laissant emporter par son imagination.

«Axel, reprit-il, nous sommes sur la voie de la grande découverte! Cette lame est restée abandonnée sur le sable depuis cent, deux cents, trois cents ans, et s'est ébréchée sur les rocs de cette mer souterraine!

--Mais elle n'est pas venue seule! m'écriai-je; elle n'a pas été se tordre d'elle-même! quelqu'un nous a précédés!...

--Oui, un homme.

--Et cet homme?

--Cet homme a gravé son nom avec ce poignard! Cet homme a voulu encore une fois marquer de sa main la route du centre! Cherchons, cherchons!»

Et, prodigieusement intéressés, nous voilà longeant la haute muraille, interrogeant les moindres fissures qui pouvaient se changer en galerie.

Nous arrivâmes ainsi à un endroit où le rivage se resserrait. La mer venait presque baigner le pied des contre-forts, laissant un passage large d'une toise au plus. Entre deux avancées de roc, on apercevait l'entrée d'un tunnel obscur.

Là, sur une plaque de granit, apparaissaient deux lettres mystérieuses à demi rongées, les deux initiales du hardi et fantastique voyageur:

* _D0_ * _BC_ *

«A. S.! s'écria mon oncle. Arne Saknussemm! Toujours Arne Saknussemm!»

XL

Depuis le commencement du voyage, j'avais passé par bien des étonnements; je devais me croire à l'abri des surprises et blasé sur tout émerveillement. Cependant, à la vue de ces deux lettres gravées là depuis trois cents ans, je demeurai dans un ébahissement voisin de la stupidité. Non seulement la signature du savant alchimiste se lisait sur le roc, mais encore le stylet qui l'avait tracée était entre mes mains. A moins d'être d'une insigne mauvaise foi, je ne pouvais plus mettre en doute l'existence du voyageur et la réalité de son voyage.

Pendant que ces réflexions tourbillonnaient dans ma tête, le professeur Lidenbrock se laissait aller à un accès un peu dithyrambique à l'endroit d'Arne Saknussemm.

«Merveilleux génie! s'écriait-il, tu n'as rien oublié de ce qui pouvait ouvrir à d'autres mortels les routes de l'écorce terrestre, et tes semblables peuvent retrouver les traces que tes pieds ont laissées, il y trois siècles, au fond de ces souterrains obscurs! A d'autres regards que les tiens, tu as réservé la contemplation de ces merveilles! Ton nom gravé d'étapes en étapes conduit droit à son but le voyageur assez audacieux pour te suivre, et, au centre même de notre planète, il se trouvera encore inscrit de ta propre main.