Jules Verne

Nos oreilles saignent. On ne peut échanger une parole.

Les éclairs ne discontinuent pas. Je vois des zigzags rétrogrades qui, après un jet rapide, reviennent de bas ou haut et vont frapper la voûte de granit. Si elle allait s'écrouler! D'autres éclairs se bifurquent ou prennent la forme de globes de feu qui éclatent comme des bombes. Le bruit général ne parait pas s'en accroître; il a dépassé la limite d'intensité que peut percevoir l'oreille humaine, et, quand toutes les poudrières du monde viendraient à sauter ensemble, nous ne saurions en entendre davantage.

Il y a émission continue de lumière à la surface des nuages; la matière électrique se dégage incessamment de leurs molécules; évidemment les principes gazeux de l'air sont altérés; des colonnes d'eau innombrables s'élancent dans l'atmosphère et retombent en écumant.

Où allons-nous?... Mon oncle est couché tout de son long à l'extrémité du radeau.

La chaleur redouble. Je regarde le thermomètre; il indique... [Le chiffre est effacé.]

_Lundi 24 août._--Cela ne finira pas! Pourquoi l'état de cette atmosphère si dense, une fois modifié, ne serait-il pas définitif?

Nous sommes brisés de fatigue, Hans comme à l'ordinaire. Le radeau court invariablement vers le sud-est. Nous avons fait plus de deux cents lieues depuis l'îlot Axel.

A midi la violence de l'ouragan redouble; il faut lier solidement tout les objets composant la cargaison. Chacun de nous s'attache également. Les flots passent par-dessus notre tête.

Impossible de s'adresser une seule parole depuis trois jours. Nous ouvrons la bouche, nous remuons nos lèvres; il ne se produit aucun son appréciable. Même en se parlant à l'oreille on ne peut s'entendre.

Mon oncle s'est approché de moi. Il a articulé quelques paroles. Je crois qu'il m'a dit: «Nous sommes perdus.» Je n'en suis pas certain.

Je prends le parti de lui écrire ces mots: «Amenons notre voile.»

Il me fait signe qu'il y consent.

Sa tête n'a pas eu le temps de se relever de bas en haut qu'un disque de feu apparaît au bord du radeau. Le mât et la voile sont partis tout d'un bloc, et je les ai vus s'enlever à une prodigieuse hauteur, semblables au Ptérodactyle, cet oiseau fantastique des premiers siècles.

Nous sommes glacés d'effroi; la boule mi-partie blanche, mi-partie azurée, de la grosseur d'une bombe de dix pouces, se promène lentement, en tournant avec une surprenante vitesse sous la lanière de l'ouragan. Elle vient ici, là, monte sur un des bâtis du radeau, saute sur le sac aux provisions, redescend légèrement, bondit, effleure la caisse à poudre. Horreur! Nous allons sauter! Non! Le disque éblouissant s'écarte; il s'approche de Hans, qui le regarde fixement; de mon oncle, qui se précipite à genoux pour l'éviter; de moi, pâle et frissonnant sous l'éclat de la lumière et de la chaleur; il pirouette près de mon pied, que j'essaye de retirer. Je ne puis y parvenir.

Une odeur de gaz nitreux remplit l'atmosphère; elle pénètre le gosier, les poumons. On étouffe.

Pourquoi ne puis-je retirer mon pied? Il est donc rivé au radeau? Ah! la chute de ce globe électrique a aimanté tout le fer du bord; les instruments, les outils, les armes s'agitent en se heurtant avec un cliquetis aigu; les clous de ma chaussure adhèrent violemment à une plaque de fer incrustée dans le bois. Je ne puis retirer mon pied!

Enfin, par un violent, effort, je l'arrache au moment où la boule allait le saisir dans son mouvement giratoire et m'entraîner moi-même, si...

Ah! quelle lumière intense! le globe éclate! nous sommes couverts par des jets de flammes!

Puis tout s'éteint. J'ai eu le temps de voir mon oncle étendu sur le radeau; Hans toujours à sa barre et «crachant du feu» sous l'influence de l'électricité qui le pénètre!

Où allons-nous? où allons-nous? .......................................................

_Mardi 25 août._--Je sors d'un évanouissement prolongé; l'orage continue; les éclairs se déchaînent comme une couvée de serpents lâchée dans l'atmosphère.