Jules Verne

ien avant la naissance de l'homme, lorsque la terre incomplète ne pouvait lui suffire encore. Mon rêve alors devance l'apparition des êtres animés. Les mammifères disparaissent, puis les oiseaux, puis les reptiles de l'époque secondaire, et enfin les poissons, les crustacés, les mollusques, les articulés. Les zoophytes de la période de transition retournent au néant à leur tour. Toute la vie de la terre se résume en moi. et mon coeur est seul à battre dans ce monde dépeuplé. Il n'y plus de saisons; il n'y a plus de climats; la chaleur propre du globe s'accroît sans cesse et neutralise celle de l'astre radieux. La végétation s'exagère; je passe comme une ombre au milieu des fougères arborescentes, foulant de mon pas incertain les marnes irisées et les grès bigarrés du sol; je m'appuie au tronc des conifères immenses; je me couche à l'ombre des Sphenophylles, des Asterophylles et des Lycopodes hauts de cent pieds.

Les siècles s'écoulent comme des jours; je remonte la série des transformations terrestres; les plantes disparaissent; les roches granitiques perdent leur dureté; l'état liquide va remplacer l'état solide sous l'action d'une chaleur plus intense; les eaux courent à la surface du globe; elles bouillonnent, elles se volatilisent; les vapeurs enveloppent la terre, qui peu à peu ne forme plus qu'une masse gazeuse, portée au rouge blanc, grosse comme le soleil et brillante comme lui!

Au centre de cette nébuleuse, quatorze cent mille fois plus considérable que ce globe qu'elle va former un jour, je suis entraîné dans les espaces planétaires; mon corps se subtilise, se sublime à son tour et se mélange comme un atome impondérable à ces immenses vapeurs qui tracent dans l'infini leur orbite enflammée!

Quel rêve! Où m'emporte-t-il? Ma main fiévreuse en jette sur le papier les étranges détails.

J'ai tout oublié, et le professeur, et le guide, et le radeau! Une hallucination s'est emparée de mon esprit...

«Qu'as-tu?» dit mon oncle.

Mes yeux tout ouverts se fixent sur lui sans le voir.

«Prends garde, Axel, tu vas tomber à la mer!»

En même temps, je me sens saisir vigoureusement par la main de Hans. Sans lui, sous l'empire de mon rêve, je me précipitais dans les flots.

«Est-ce qu'il devient fou? s'écrie le professeur.

--Qu'y a-t-il? dis-je enfin, en revenant à moi.

--Es-tu malade?

--Non, j'ai eu un moment d'hallucination, mais il est passé. Tout va bien, d'ailleurs?

--Oui! bonne brise, belle mer! nous filons rapidement, et si mon estime ne m'a pas trompé, nous ne pouvons tarder à atterrir.»

À ces paroles, je me lève, je consulte l'horizon; mais la ligne d'eau se confond toujours avec la ligne des nuages.

XXXIII

_Samedi 15 août._--La mer conserve sa monotone uniformité. Nulle terre n'est en vue. L'horizon parait excessivement reculé.

J'ai la tête encore alourdie par la violence de mon rêve.

Mon oncle n'a pas rêvé, lui, mais il est de mauvaise humeur; il parcourt tous les points de l'espace avec sa lunette et se croise les bras d'un air dépité.

Je remarque que le professeur Lidenbrock tend à redevenir l'homme impatient du passé, et je consigne le fait sur mon journal. Il a fallu mes dangers et mes souffrances pour tirer de lui quelque étincelle d'humanité; mais, depuis ma guérison, la nature a repris le dessus. Et cependant, pourquoi s'emporter? Le voyage ne s'accomplit-il pas dans les circonstances les plus favorables? Est-ce que le radeau ne file pas avec une merveilleuse rapidité?

«Vous semblez inquiet, mon oncle? dis-je, en le voyant souvent porter la lunette à ses yeux.

--Inquiet? Non.

--Impatient, alors?

--On le serait à moins!

--Cependant nous marchons avec vitesse...

--Que m'importe? Ce n'est pas la vitesse qui est trop petite, c'est la mer qui est trop grande!»

Je me souviens alors que le professeur, avant notre départ, estimait à une trentaine de lieues la longueur de ce souterrain. Or nous avons parcouru un chemin trois fois plus long, et les rivages du sud n'apparaissent pas encore.