Jules Verne

Trois heures plus tard, toujours en foulant le gazon décoloré des pâturages, il fallut contourner le Kollafjörd, détour plus facile et moins long qu'une traversée de ce golfe; bientôt nous entrions dans un «pingstaoer», lieu de juridiction communale, nommé Ejulberg, et dont le clocher eût sonné midi, si les églises islandaises avaient été assez riches pour posséder une horloge; mais elles ressemblent fort à leurs paroissiens, qui n'ont pas de montres, et qui s'en passent.

Là les chevaux furent rafraîchis; puis, prenant par un rivage resserré entre une chaîne de collines et la mer, ils nous portèrent d'une traite à l' «aoalkirkja» de Brantar, et un mille plus loin à Saurböer «annexia», église annexe, située sur la rive méridionale du Hvalfjörd.

Il était alors quatre heures du soir; nous avions franchi quatre milles [1].

[1] Huit lieues.

Le fjörd était large en cet endroit d'un demi-mille au moins; les vagues déferlaient avec bruit sur les rocs aigus; ce golfe s'évasait entre des murailles de rochers, sorte d'escarpe à pic haute de trois mille pieds et remarquable par ses couches brunes que séparaient des lits de tuf d'une nuance rougeâtre. Quelle que fût l'intelligence de nos chevaux, je n'augurais pas bien de la traversée d'un véritable bras de mer opérée sur le dos d'un quadrupède.

«S'ils sont intelligents, dis-je, ils n'essayeront point de passer. En tout cas, je me charge d'être intelligent pour eux.»

Mais mon oncle ne voulait pas attendre; il piqua des deux vers le rivage. Sa monture vint flairer la dernière ondulation des vagues et s'arrêta; mon oncle, qui avait son instinct à lui, la pressa d'avancer. Nouveau refus de l'animal, qui secoua la tête. Alors jurons et coups de fouet, mais ruades de la bête, qui commença à désarçonner son cavalier; enfin le petit cheval, ployant ses jarrets, se retira des jambes du professeur et le laissa tout droit planté sur deux pierres du rivage, comme le colosse de Rhodes.

«Ah! maudit animal! s'écria le cavalier, subitement transformé en piéton et honteux comme un officier de cavalerie qui passerait fantassin.

--«Farja,» fit le guide en lui touchant l'épaule.

--Quoi! un bac?

--«Der,» répondit Hans en montrant un bateau.

--Oui, m'écriai-je, il y a un bac.

--Il fallait donc le dire! Eh bien, en route!

--«Tidvatten,» reprit le guide.

--Que dit-il?

--Il dit marée, répondit mon oncle en me traduisant le mot danois.

--Sans doute, il faut attendre la marée?

--«Förbida?» demanda mon oncle.

--«Ja,» répondit Hans.

Mon oncle frappa du pied, tandis que les chevaux se dirigeaient vers le bac.

Je compris parfaitement la nécessité d'attendre un certain instant de la marée pour entreprendre la traversée du fjörd, celui où la mer, arrivée à sa plus grande hauteur, est étale. Alors le flux et le reflux n'ont aucune action sensible, et le bac ne risque pas d'être entraîné, soit au fond du golfe, soit en plein Océan.

L'instant favorable n'arriva qu'à six heures du soir; mon oncle, moi, le guide, deux passeurs et les quatre chevaux, nous avions pris place dans une sorte de barque plate assez fragile. Habitué que j'étais aux bacs à vapeur de l'Elbe, je trouvai les rames des bateliers un triste engin mécanique. Il fallut plus d'une heure pour traverser le fjörd; mais enfin le passage se fit sans accident.

Une demi-heure après, nous atteignions l'«aoalkirkja» de Gardär.

XIII

Il aurait dû faire nuit, mais sous le soixante cinquième parallèle, la clarté diurne des régions polaires ne devait pas m'étonner; en Islande, pendant les mois de juin et juillet, le soleil ne se couche pas.

Néanmoins la température s'était abaissée; j'avais froid, et surtout faim. Bienvenu fut le «böer» qui s'ouvrit hospitalièrement pour nous recevoir.

C'était la maison d'un paysan, mais, en fait d'hospitalité, elle valait celle d'un roi. A notre arrivée, le maître vint nous tendre la main, et, sans plus de cérémonie, il nous fit signe de le suivre.

Le suivre, en effet, car l'accompagner eût été impossible.