Jules Verne

Le temps était magnifique. Le soleil venait de se coucher sur les plaines du Wamasai, derrière un horizon de toute pureté. On ne pouvait souhaiter une plus belle nuit, ni plus calme, ni plus étoilée, pour lancer un projectile travers l'espace. Pas un nuage ne se mélangerait aux vapeurs artificielles, développées par la déflagration de la méli- mélonite.

Qui sait? Peut-être le président Barbicane et le capitaine Nicholl regrettaient-ils de ne pouvoir prendre place dans le projectile. Dès la première seconde, ils auraient franchi deux mille huit cents kilomètres. Après avoir pénétré les mystères du monde sélénite, ils auraient pénétré les mystères du monde solaire, et dans des conditions autrement intéressantes que ne l'avait fait le Français Hector Servadac, emporté à la surface de la comète Gallia! [Note 19: _Hector Servadac,_ du même auteur.]

Le sultan Bâli-Bâli, les plus grands personnages de sa cour, c'est-à-dire son ministre des finances et son exécuteur des hautes-oeuvres, puis le personnel noir qui avait concouru au grand travail, étaient réunis pour suivre les diverses phases du tir. Mais, par prudence, tout ce monde avait pris position à trois kilomètres de la galerie forée dans le Kilimandjaro, de manière à n'avoir rien à redouter de l'effroyable poussée des couches d'air.

Alentour, quelques milliers d'indigènes, venus de Kisongo et des bourgades disséminées dans le sud de la province, s'étaient empressés ­ par ordre du sultan Bâli-Bâli ­ d'assister à ce sublime spectacle.

Un fil, établi entre une batterie électrique et le détonateur de fulminate placé au fond de la galerie, était prêt à lancer le courant qui ferait éclater l'amorce et provoquerait la déflagration de la méli-mélonite.

Comme prélude, un excellent repas avait rassemblé à la même table le sultan, ses hôtes américains et les notables de sa capitale ­ le tout aux frais de Bâli-Bâli, qui fit d'autant mieux les choses que ces frais devaient lui être remboursés par la caisse de la Société Barbicane and Co.

Il était onze heures lorsque ce festin, commencé à sept heures et demie, se termina par un toast que le sultan porta aux ingénieurs de la _North Polar Practical Association_ et au succès de l'entreprise.

Encore une heure, et la modification des conditions géographiques et climatologiques de la Terre serait un fait accompli.

Le président Barbicane, son collègue et les dix contremaîtres vinrent alors se placer autour de la cabane à l'intérieur de laquelle était montée la batterie électrique.

Barbicane, son chronomètre à la main, comptait les minutes ­ et jamais elles ne lui parurent si longues ­ de ces minutes qui semblent, non des années, mais des siècles!

À minuit moins dix, le capitaine Nicholl et lui s'approchèrent de l'appareil que le fil mettait en communication avec la galerie du Kilimandjaro.

Le sultan, sa cour, la foule des indigènes, formaient un immense cercle autour d'eux.

Il importait que le coup fût tiré au moment précis, indiqué par les calculs de J.-T. Maston, c'est à dire à l'instant où le Soleil couperait cette ligne équinoxiale qu'il ne quitterait plus désormais dans son orbite apparente autour du sphéroïde terrestre.

Minuit moins cinq! ­ Moins quatre! ­ Moins trois! ­ Moins deux! ­ Moins une!…

Le président Barbicane suivait l'aiguille de sa montre, éclairée par une lanterne que présentait un des contremaîtres, tandis que le capitaine Nicholl, son doigt levé sur le bouton de l'appareil, se tenait prêt à fermer le circuit du courant électrique.

Plus que vingt secondes! ­ Plus que dix! ­ Plus que cinq! ­ Plus qu'une!…

On n'eût pas saisi le plus léger tremblement dans la main de cet impassible Nicholl. Son collègue et lui n'étaient pas plus émus qu'au moment où ils attendaient, enfermés dans leur projectile, que la Columbiad les envoyât dans les régions lunaires!

« Feu!… » cria le président Barbicane.

Et l'index du capitaine Nicholl pressa le bouton.

Détonation effroyable, dont les échos propagèrent les roulements jusqu'aux dernières limites de l'horizon du Wamasai.