Avec cela le meilleur garçon dont on ait jamais conservé le souvenir à l'École, et sans l'ombre de pose. Bien que son caractère fût assez indépendant, il s'était toujours soumis aux prescriptions du code X, qui fait loi parmi les Polytechniciens pour tout ce qui concerne la camaraderie et le respect de l'uniforme. On l'appréciait aussi bien sous les arbres de la cour des « Acas », ainsi nommée parce qu'elle n'a pas d'acacias, que dans les « casers » dortoirs où les rangements de son bahut, l'ordre qui régnait dans son « coffin, » dénotaient un esprit absolument méthodique.
Mais que la tête d'Alcide Pierdeux parût un peu petite au sommet de son grand corps, soit! En tous cas, elle était remplie jusqu'aux méninges, on peut le croire. Avant tout, il était mathématicien comme tous ses camarades le sont ou l'ont été; mais il ne faisait des mathématiques que pour les appliquer aux sciences expérimentales, qui elles-mêmes n'avaient de charme à ses yeux que parce qu'elles trouvaient leur emploi dans l'industrie. C'était là, il le reconnaissait bien, un côté inférieur de sa nature. On n'est pas parfait. En somme, sa spécialité, c'était l'étude de ces sciences qui, malgré leurs progrès immenses, ont et auront toujours des secrets pour leurs adeptes.
Mentionnons, au passage, qu'Alcide Pierdeux était célibataire. Comme il le disait volontiers, il était encore « égal à un, » bien que son plus vif désir eût été de se doubler. Aussi, ses amis avaient-ils déjà pensé à le marier avec une jeune fille charmante, gaie, spirituelle, une provençale de Martigues. Malheureusement, il y avait un père qui répondit aux premières ouvertures par la « martigalade » suivante :
« Non, votre Alcide est trop savant! Il tiendrait à ma pauvrette des conversations inintelligibles pour elle!… »
Comme si tout vrai savant n'était pas modeste et simple!
C'est pourquoi, très dépité, notre ingénieur résolut de mettre une certaine étendue de mer entre la Provence et lui. Il demanda un congé d'un an, il l'obtint, et ne crut pas pouvoir le mieux employer qu'en allant suivre l'affaire de la _North Polar Practical Association_. Et voilà pourquoi, à cette époque, il se trouvait aux États-Unis.
Donc, depuis qu'Alcide Pierdeux était à Baltimore, cette grosse opération de Barbicane and Co. ne laissait pas de le préoccuper. Que la Terre devint jovienne par un changement d'axe, peu lui importait! Mais par quel moyen elle le pourrait devenir, c'était là ce qui excitait sa curiosité de savant non sans raison.
Et, dans son langage pittoresque, il se disait : « Évidemment le président Barbicane s'apprête à flanquer à notre boule un gnon de première catégorie!… Comment et dans quel sens?… Tout est là!.. Pardieu! j'imagine bien qu'il va la prendre « fin » comme une bille de billard, quand on veut faire un effet de coté!… S'il la prenait « plein », elle irait se balader hors de son orbite, et au diable les années actuelles, qui seraient changées de la belle façon! Non! ces braves gens ne songent évidemment qu'à substituer un nouvel axe à l'ancien!… Pas de doute là-dessus!… Mais je ne vois pas trop où ils iront prendre leur point d'appui ni quelle secousse ils feront arriver de l'extérieur!… Ah! si le mouvement diurne n'existait pas, une chiquenaude suffirait!… Or, il existe, le mouvement diurne!… On ne peut pas le supprimer, le mouvement diurne! Et c'est bien là le _canisdentum!_ »
Il voulait dire le « chiendent », cet étonnant Pierdeux!
« En tout cas, ajouta-t-il, de quelque manière qu'ils s'y prennent, ce sera un chambardement général! »
En fin de compte, notre savant avait beau « se décarcasser la boite au sel », il n'entrevoyait même pas quel serait le procédé imaginé par Barbicane et Maston. Chose d'autant plus regrettable que, si ce procédé lui eût été connu, il en aurait vite déduit les formules mécaniques.
Et c'est ce qui fait qu'à la date du 29 décembre, Alcide Pierdeux, ingénieur au corps national des Mines de France, arpentait, du compas largement ouvert de ses longues jambes, les rues mouvementées de Baltimore.