On devait les croire à jamais perdus pour la Terre, les audacieux voyageurs. En effet, ne pouvait-on craindre que le projectile, maintenu dans une nouvelle orbite par l'attraction lunaire, fût astreint à graviter éternellement auteur de l'astre des nuits comme un sous-satellite? Mais non! Une déviation, que l'on pourrait appeler providentielle, avait modifié la direction du projectile. Après avoir fait le tour de la Lune au lieu de l'atteindre, entraîné dans une chute progressivement accélérée, il était revenu vers notre sphéroïde avec une vitesse qui égalait cinquante sept mille six cents lieues à l'heure, au moment où il s'engloutissait dans les abîmes de la mer.
Heureusement, les masses liquides du Pacifique avaient amorti la chute, qui avait eu pour témoin la frégate américaine _Susquehanna_. Aussitôt la nouvelle en fut transmise à J.-T. Maston. Le secrétaire du Gun-Club revint en toute hâte de l'observatoire de Long's Peak, afin d'opérer le sauvetage. Des sondages furent poursuivis dans les parages où s'était abîmé le projectile, et le dévoué J.-T. Maston n'hésita pas à revêtir l'habit du scaphandrier pour retrouver ses amis.
En réalité, il n'aurait pas été nécessaire de se donner tant de peine. Le projectile d'aluminium, déplaçant une quantité d'eau supérieure à son propre poids, était remonté au niveau du Pacifique, après avoir fait un superbe plongeon. Et c'est dans ces conditions que le président Barbicane, le capitaine Nicholl et Michel Ardan furent rencontrés à la surface de l'Océan : ils jouaient aux dominos dans leur prison flottante.
Maintenant, pour en revenir à J.-T. Maston, il faut dire que la part prise par lui à ces extraordinaires aventures l'avait mis très en relief.
Certes, J.-T. Maston n'était pas beau avec son crâne postiche et son avant-bras droit, emmanché d'un crochet métallique. Il n'était pas jeune, non plus, ayant cinquante-huit ans sonnés et carillonnés à l'époque où commence ce récit. Mais l'originalité de son caractère, la vivacité de son intelligence, le feu qui animait son regard, l'ardeur qu'il apportait en toutes choses, en avaient fait un type idéal aux yeux de Mrs Evangélina Scorbitt. Enfin, son cerveau, soigneusement emmagasiné sous sa calotte de gutta-percha, était intact, et il passait encore, à juste titre, pour un des plus remarquables calculateurs de son temps.
Or, Mrs Evangélina Scorbitt bien que le moindre calcul lui donnât la migraine avait du goût pour les mathématiciens, si elle n'en avait pas pour les mathématiques. Elle les considérait comme des êtres d'une espèce particulière et supérieure. Songez donc! Des têtes où les x ballottent comme des noix dans un sac, des cerveaux qui se jouent avec les signes algébriques, des mains qui jonglent avec les intégrales triples, comme un équilibriste avec ses verres et ses bouteilles, des intelligences qui comprennent quelque chose à des formules de ce genre :
? ? ? f( x y z ) dx dy dz.
Oui! Ces savants lui paraissaient dignes de toutes les admirations et bienfaits pour qu'une femme se sentit attirée vers eux proportionnellement aux masses et en raison inverse du carré des distances. Et précisément, J.-T. Maston était assez corpulent pour exercer sur elle une attraction irrésistible, et, quant à la distance, elle serait absolument nulle, s'ils pouvaient jamais être l'un à l'autre.
Cela, nous l'avouerons, ne laissait pas d'inquiéter le secrétaire du Gun-Club, qui n'avait jamais cherché le bonheur dans des unions si étroites. D'ailleurs, Mrs Evangélina Scorbitt n'était plus de la première jeunesse ni même de la seconde avec ses quarante-cinq ans, ses cheveux plaqués sur ses tempes, comme une étoffe teinte et reteinte, sa bouche trop meublée de dents trop longues dont elle n'avait pas perdu une seule, sa taille sans profil, sa démarche sans grâce. Bref, l'apparence d'une vieille fille, bien qu'elle eût été mariée quelques années à peine, il est vrai. Mais c'était une excellente personne, à laquelle rien n'aurait manqué des joies terrestres, si elle avait pu se faire annoncer dans les salons de Baltimore sous le nom de Mrs J.- T.