Jules Verne

- Et la Russie!… dit le colonel, dont les sourcils se froncèrent terriblement.

- Et la Hollande!… dit le conseiller.

- Lorsque Dieu a donné le Danemark aux Danois… fit observer Éric Baldenak.

- Pardon, s'écria Dean Toodrink, il n'y a qu'un pays qui ait été donné par Dieu! C'est l'Écosse aux Écossais!

- Et pourquoi?… fit le délégué suédois.

- Le poète n'a-t-il pas dit :

« _Deus nobis Ecotia fecit_ »

riposta ce farceur en traduisant à sa façon l'hoec otia du sixième vers de la première églogue de Virgile.

Tous se mirent à rire ­ excepté le major Donellan ­ et cela enraya une seconde fois la discussion, qui menaçait de finir assez mal.

Et alors Dean Toodrink put ajouter :

« Ne nous querellons pas, messieurs!… À quoi bon?… Formons plutôt nôtre syndicat…

- Et après?… reprit Jan Harald.

- Après? répondit Dean Toodrink. Rien de plus simple, messieurs. Lorsque vous l'aurez achetée, ou la propriété du domaine polaire restera indivise entre vous, ou, moyennant une juste indemnité, vous la transporterez à l'un des États coacquéreurs. Mais le but principal aura été préalablement atteint, qui est d'éliminer définitivement les représentants de l'Amérique! »

Elle avait du bon, cette proposition ­ du moins pour l'heure présente ­ car, dans un avenir rapproché, les délégués ne manqueraient pas de se prendre aux cheveux, et on sait s'ils étaient chevelus! lorsqu'il s'agirait de choisir l'acquéreur définitif de cet immeuble aussi disputé qu'inutile. De toute façon, ainsi que l'avait si intelligemment marqué Dean Toodrink, les États-Unis seraient absolument hors concours.

« Voilà qui me paraît sensé, dit Éric Baldenak.

- Habile, dit le colonel Karkof.

- Adroit, dit Jan Harald.

- Malin, dit Jacques Jansen.

- Bien anglais! » dit le major Donellan.

Chacun avait lancé son mot, avec l'espoir de jouer plus tard ses estimables collègues.

« Ainsi, messieurs, reprit Boris Karkof, il est parfaitement entendu que, si nous nous syndiquons, les droits de chaque État seront entièrement réservés pour l'avenir?… »

C'était entendu.

Il ne restait plus qu'à savoir quels crédits ces divers États avaient mis à la disposition de leurs délégués. On totaliserait ces crédits, et il n'était pas douteux que ce total présenterait une somme si importante que les ressources de la _North Polar Practical Association_ ne lui permettraient pas de la dépasser.

La question fut donc posée par Dean Toodrink.

Mais alors, autre chose. Silence complet. Personne ne voulait répondre. Montrer son porte-monnaie? Vider ses poches dans la caisse du syndicat? Faire connaître par avance jusqu'où chacun comptait pousser les enchères?… Nul empressement à cela! Et si quelque désaccord survenait plus tard entre les nouveaux syndiqués?… Et si les circonstances les obligeaient à prendre part à la lutte chacun pour soi?… Et si le diplomate Karkof se blessait des finasseries de Jacques Jansen, qui s'offenserait des menées sourdes d'Éric Baldenak, qui s'irriterait des roublardises de Jan Harald, qui se refuserait à supporter les prétentions hautaines du major Donellan, qui, lui, ne se gênerait guère pour intriguer contre chacun de ses collègues? Enfin, déclarer ses crédits, c'était montrer son jeu, quand il était nécessaire de poitriner.

Véritablement, il n'y avait que deux manières de répondre à la juste mais indiscrète demande de Dean Toodrink. Ou exagérer les crédits ­ ce qui eût été très embarrassant, lorsqu'il se serait agi d'en opérer le versement, ­ ou les diminuer d'une façon tellement dérisoire, que cela dégénérât en plaisanterie et qu'il ne fût point donné suite à la proposition.

Cette idée vint d'abord à l'ex-conseiller des Indes néerlandaises, qui, il faut en convenir, n'était pas sérieux, et tous ses collègues lui emboîtèrent le pas.

« Messieurs, dit la Hollande par sa voix, je le regrette, mais, pour l'acquisition du domaine arctique, je ne puis disposer que de cinquante rixdalers.

- Et moi, que de trente-cinq roubles, dit la Russie.

- Et moi, que de vingt kronors, dit la Suède-Norvège.