Jules Verne

Le Pôle nord était à eux : il leur appartenait dès les temps préhistoriques, comme si c'était aux Anglais que le Créateur avait donné mission d'assurer la rotation de la Terre sur son axe, et ils sauraient bien l'empêcher de passer entre des mains étrangères.

Il convient de faire observer que, si la France n'avait pas jugé à propos d'envoyer de délégué ni officiel ni officieux, un ingénieur français était venu « pour l'amour de l'art » suivre de très près cette curieuse affaire. On le verra apparaître à son heure.

Les représentants des puissances septentrionales de l'Europe étaient donc arrivés à Baltimore, et par des paquebots différents, comme des gens qui ne tiennent à ne point s'influencer. C'étaient des rivaux. Chacun d'eux avait en poche le crédit nécessaire pour combattre. Mais c'est bien le cas de dire qu'ils n'allaient point combattre à armes égales. Celui-ci pouvait disposer d'une somme qui n'atteignait pas le million, celui-là d'une somme qui le dépassait. Et, en vérité, pour acquérir un morceau de notre sphéroïde, où il semblait impossible de mettre le pied, cela devait paraître encore trop cher! En réalité, le mieux partagé sous ce rapport, c'était le délégué anglais, auquel le Royaume-Uni avait ouvert un crédit assez considérable. Grâce à ce crédit, le major Donellan n'aurait pas grand'peine à vaincre ses adversaires suédois, danois, hollandais et russe. Quant à l'Amérique, c'était autre chose : il serait moins facile de la battre sur le terrain des dollars. En effet, il était au moins probable que la mystérieuse Société devait avoir des fonds considérables à sa disposition. La lutte à coups de millions se localiserait vraisemblablement entre les États-Unis et la Grande-Bretagne.

Avec le débarquement des délégués européens, l'opinion publique commença à se passionner davantage. Les racontars les plus singuliers coururent à travers les journaux. D'étranges hypothèses s'établirent sur cette acquisition du Pôle nord. Qu'en voulait-on faire? Et qu'en pouvait-on faire? Rien ­ à moins que ce ne fût pour entretenir les glacières du Nouveau et de l'Ancien-Monde! Il y eut même un journal de Paris, le Figaro, qui soutint plaisamment cette opinion. Mais encore aurait-il fallu pouvoir franchir le quatre-vingt- quatrième parallèle.

Cependant, les délégués, s'ils s'étaient évités pendant leur voyage transatlantique, commencèrent à se rapprocher, lorsqu'ils furent arrivés à Baltimore.

Voici pour quelles raisons :

Dès le début, chacun d'eux avait essayé de se mettre en rapport avec la _North Polar Practical Association_, séparément, à l'insu les uns aux autres. Ce qu'ils cherchaient à savoir pour en profiter, le cas échéant, c'étaient les motifs cachés au fond de cette affaire, et quel profit la Société espérait en tirer. Or, jusqu'à ce moment, rien n'indiquait qu'elle eût installé un office à Baltimore. Pas de bureaux, pas d'employés. Pour renseignement, s'adresser à William S. Forster, de High-street. Et il ne semblait pas que l'honnête consignataire de morues en sût plus long à cet égard que le dernier portefaix de la ville.

Les délégués ne purent dès lors rien apprendre. Ils en furent réduits aux conjectures plus ou moins absurdes que propageaient les divagations publiques. Le secret de la Société devait-il donc rester impénétrable, tant qu'elle ne l'aurait pas fait connaître? On se le demandait. Sans doute, elle ne se départirait de son silence qu'après acquisition faite.

Il suit de là que les délégués finirent par se rencontrer, se rendre visite, se tâter, et finalement entrer en communication ­ peut-être avec l'arrière-pensée de former une ligue contre l'ennemi commun, autrement dit la Compagnie américaine.

Et, un jour, dans la soirée du 22 novembre, ils se trouvèrent en train de conférer à l'hôtel _Wolesley_, dans l'appartement occupé par le major Donellan et son secrétaire Dean Toodrink. En fait, cette tendance à une commune entente était principalement due aux habiles agissements du colonel Boris Karkof, le fin diplomate que l'on sait.

Tout d'abord, la conversation s'engagea sur les conséquences commerciales ou industrielles que la Société prétendait tirer de l'acquisition du domaine arctique.