Jules Verne

Et plus tard, vers une heure du matin, en calculant l'angle que cette aiguille faisait avec la verticale, il s'écria:

« Le pôle austral est sous nos pieds! »

Une calotte blanche apparut, mais sans rien laisser voir de ce qui se cachait sous ses glaces.

L'aurore australe s'éteignit peu après, et ce point idéal, où viennent se croiser tous les méridiens du globe, est encore à connaître.

Certes, si Uncle Prudent et Phil Evans voulaient ensevelir dans la plus mystérieuse des solitudes l'aéronef et ceux qu'il emportait à travers l'espace, l'occasion était propice. S'ils ne le firent pas, sans doute, c'est que l'engin dont ils avaient besoin leur manquait encore.

Cependant l'ouragan continuait à se déchaîner avec une vitesse telle que, si l'_Albatros_ eût rencontré quelque montagne sur sa route, il s'y fût brisé comme un navire qui se met à la côte.

En effet, non seulement il ne pouvait plus se diriger horizontalement, mais il n'était même plus maître de son déplacement en hauteur.

Et pourtant, quelques sommets se dressent sur les terres antarctiques. A chaque instant un choc eût été possible et aurait amené la destruction de l'appareil.

Cette catastrophe fut d'autant plus à craindre que le vent inclina vers l'est, en dépassant le méridien zéro. Deux points lumineux se montrèrent alors à une centaine de kilomètres en avant de l'_Albatros._

C'étaient les deux volcans qui font partie du vaste système des monts Ross, l'Erebus et le Terror.

L'_Albatros_ allait-il donc se brûler à leurs flammes comme un papillon gigantesque?

Il y eut là une heure palpitante. L'un des volcans, l'Erebus, semblait se précipiter sur l'aéronef qui ne pouvait dévier du lit de l'ouragan. Les panaches de flamme grandissaient à vue d'œil. Un réseau de feu barrait la route. D'intenses clartés emplissaient maintenant l'espace. Les figures, vivement éclairées à bord, prenaient un aspect infernal. Tous, immobiles, sans un cri, sans un geste, attendaient l'effroyable minute, pendant laquelle cette fournaise les envelopperait de ses feux.

Mais l'ouragan qui entraînait l'_Albatros,_ le sauva de cette épouvantable catastrophe. Les flammes de l'Erebus, couchées par la tempête, lui livrèrent passage. Ce fut au milieu d'une grêle de substances laviques, repoussées heureusement par l'action centrifuge des hélices suspensives, qu'il franchit ce cratère en pleine éruption.

Une heure après, l'horizon dérobait aux regards les deux torches colossales qui éclairent les confins du monde pendant la longue nuit du pôle.

A deux heures du matin, l'île Ballery fut dépassée à l'extrémité de la côte de la Découverte, sans qu'on pût la reconnaître, puisqu'elle était soudée aux terres arctiques par un ciment de glace.

Et alors, à partir du cercle polaire que l'_Albatros_ recoupa sur le cent soixante-quinzième méridien, l'ouragan l'emporta au-dessus des banquises, au-dessus des icebergs, contre lesquels il risqua cent fois d'être brise. Il n'était plus dans la main de son timonier, mais dans la main de Dieu... Dieu est un bon pilote.

L'aéronef remontait alors le méridien de Paris, qui fait un angle de cent cinq degrés avec celui qu'il avait suivi pour franchir le cercle du monde antarctique.

Enfin, au-delà du soixantième parallèle, l'ouragan indiqua une tendance à se casser. Sa violence diminua très sensiblement. L'_Albatros_ commença à redevenir maître de lui-même. Puis ce qui fut un soulagement véritable - il rentra dans les régions éclairées du globe, et le jour reparut vers les huit heures du matin.

Robur et les siens, après avoir échappé au cyclone du Cap Horn, étaient délivrés de l'ouragan. Ils avaient été ramenés vers le Pacifique par-dessus toute la région polaire, après avoir franchi sept mille kilomètres en dix-neuf heures - soit plus d'une lieue à la minute -vitesse presque double de celle que pouvait obtenir l'_Albatros_ sous l'action de ses propulseurs dans les circonstances ordinaires.

Mais Robur ne savait plus où il se trouvait alors, par suite de cet affolement de l'aiguille aimantée dans le voisinage du pôle magnétique.