Et, en effet, le lendemain, 19 juillet, un bâtiment se fût peut-être trouvé en perdition sur cette mer. Mais l'_Albatros_ se jouait des vents et des lames, semblable au puissant oiseau dont il portait le nom. S'il ne lui plaisait pas de se promener à leur surface comme les pétrels, il pouvait, connue les aigles, trouver dans les hautes couches le calme et le soleil.
A ce moment, le quarante-septième parallèle sud avait été dépassé. Le jour ne durait pas plus de sept à huit heures. Il devait diminuer à mesure qu'on approcherait des régions antarctiques.
Vers une heure de l'après-midi, l'_Albatros_ s'était sensiblement abaissé pour chercher un courant plus favorable. Il volait au-dessus de la mer à moins de cent pieds de sa surface.
Le temps était calme. En de certains endroits du ciel, de gros nuages noirs, mamelonnés à leur partie supérieure, se terminaient par une ligne rigide, absolument horizontale. De ces nuages s'échappaient des protubérances allongées, dont la pointe semblait attirer l'eau qui bouillonnait au-dessous en forme de buisson liquide.
Tout à coup, cette eau s'élança, affectant la forme d'une énorme ampoulette.
En un instant, l'_Albatros_ fut enveloppé dans le tourbillon d'une gigantesque trombe, à laquelle une vingtaine d'autres, d'un noir d'encre, vinrent faire cortège. Par bonheur, le mouvement giratoire de cette trombe était inverse de celui des hélices suspensives, sans quoi celles-ci n'auraient plus eu d'action, et l'aéronef eût été précipité dans la mer; mais il se mit à tourner sur, lui-même avec une effroyable rapidité.
Cependant le danger était immense et peut-être impossible à conjurer, puisque l'ingénieur ne pouvait se dégager de la trombe dont l'aspiration le retenait en dépit des propulseurs. Les hommes, projetés par la force centrifuge aux deux bouts de la plate-forme, durent se retenir. aux montants pour ne point être emportés.
« Du sang-froid! cria Robur.
Il en fallait, - de la patience aussi.
Uncle Prudent et Phil Evans, qui venaient de quitter leur cabine, furent repoussés à l'arrière, au risque d'être lancés par-dessus le bord.
En même temps qu'il tournait, l'_Albatros_ suivait le déplacement de ces trombes qui pivotaient avec une vitesse dont ses hélices auraient pu être jalouses. Puis, s'il échappait à l'une, il était repris par une autre, avec menace d'être disloqué ou mis en pièces.
Un coup de canon! ... cria l'ingénieur.
Cet ordre s'adressait à Tom Turner. Le contremaître s'était accroché à. la petite pièce d'artillerie, montée au milieu de la plate-forme, où les effets de la force centrifuge étaient peu sensibles. Il comprit la pensée de Robur. En un instant, il eut ouvert la culasse du canon dans laquelle il glissa une gargousse qu'il tira du caisson fixé à l'affût. Le coup partit, et soudain se fit l'effondrement des trombes, avec le plafond de nuages qu'elles semblaient porter sur leur faîte. -
L'ébranlement de l'air avait suffi à rompre le météore, et l'énorme nuée, se résolvant en pluie, raya l'horizon de stries verticales, immense filet liquide tendu de la mer au ciel.
L'_Albatros,_ libre enfin, se hâta de remonter de quelques centaines de mètres.
« Rien de brisé à bord? demanda l'ingénieur.
- Non, répondit Tom Turner; mais voilà un jeu de toupie hollandaise et de raquette qu'il ne faudrait pas recommencer! »
En effet, pendant une dizaine de minutes, l'_Albatros_ avait été en perdition. N'eût été sa solidité extraordinaire, il aurait péri dans ce tourbillon des trombes.
Pendant cette traversée de l'Atlantique, combien les heures étaient longues, quand aucun phénomène n'en venait rompre la monotonie! D'ailleurs, les jours diminuaient sans cesse, et le froid devenait vif. Uncle Prudent et Phil Evans voyaient peu Robur. Enfermé dans sa cabine, l'ingénieur s'occupait à relever sa route, à pointer sur ses cartes la direction suivie, à reconnaître sa position toutes les fois qu'il le pouvait, à noter les indications des baromètres, des thermomètres, des chronomètres, enfin à porter sur le livre de bord tous les incidents du voyage.