Cependant l'_Albatros_ faisait petite route, comme s'il hésitait au moment de quitter la terre africaine. Est-ce que l'ingénieur songeait à revenir en arrière? Non! Mais son attention était particulièrement attirée sur ce pays qu'il traversait alors.
On sait - et il le savait aussi -ce qu'est le royaume du Dahomey, l'un des plus puissants du littoral ouest de l'Afrique. Assez fort pour avoir pu lutter avec son voisin, le royaume des Aschantis, ses limites sont restreintes cependant, puisqu'il ne compte que cent vingt lieues du sud au nord et soixante de l'est à l'ouest; mais sa population comprend de sept à huit cent mille habitants, depuis qu'il s'est adjoint les territoires indépendants d'Ardrah et de Wydah.
S'il n'est pas grand, ce royaume de Dahomey, il a souvent fait parler de lui. Il est célèbre par les cruautés effroyables qui marquent ses fêtes annuelles, par ses sacrifices humains, épouvantables hécatombes, destinées à honorer le souverain qui s'en va et le souverain qui le remplace. Il est même de bonne politesse, lorsque le roi de Dahomey reçoit la visite de quelque haut personnage ou d'un ambassadeur étranger, qu'il lui fasse la surprise d'une douzaine de têtes coupées en son honneur, - et coupées par le ministre de la Justice, le « minghan », qui s'acquitte à merveille de ces fonctions de bourreau.
Or, à l'époque où l'_Albatros_ passait la frontière du Dahomey, le souverain Bâhadou venait de mourir, et toute la population allait procéder à l'intronisation de son successeur. De là, un grand mouvement dans tout le pays, mouvement qui n'avait pas échappé à Robur.
En effet, de longues files de Dahomiens des campagnes se dirigeaient alors vers Abomey, la capitale du royaume. Routes bien entretenues, qui rayonnent entre de vastes plaines couvertes d'herbes géantes, immenses champs de manioc, forêts magnifiques de palmiers, de cocotiers, de mimosas, d'orangers, de manguiers, tel était le pays, dont les parfums montaient jusqu'à l'_Albatros,_ tandis que, par milliers, perruches et cardinaux s'envolaient de toute cette verdure.
L'ingénieur, penché au-dessus de la rambarde, absorbé dans ses réflexions, n'échangeait que peu de mots avec Tom Turner.
Il ne semblait pas, d'ailleurs, que l'_Albatros_ eût le privilège d'attirer l'attention de ces masses mouvantes, le plus souvent invisibles sous le dôme impénétrable des arbres. Cela venait, sans doute, de ce qu'il se tenait à une assez grande altitude au milieu de légers nuages.
Vers onze heures du matin, la capitale apparut dans sa ceinture de murailles, défendue par un fossé mesurant douze milles de tour, rues larges et régulièrement tracées sur un sol plat, grande place dont le côté nord est occupé par le palais du roi. Ce vaste ensemble de constructions est dominé par une terrasse, non loin de la case des sacrifices. Pendant les jours de fête, c'est du haut de cette terrasse qu'on jette au peuple des prisonniers attachés dans des corbeilles d'osier, et on s'imaginerait malaisément avec quelle furie ces malheureux sont mis en pièces.
Dans une partie des cours qui divisent le palais du souverain, sont logées quatre mille guerrières, un des contingents de l'armée royale, -non le moins courageux.
S'il est contestable qu'il y ait des Amazones sur le fleuve de ce nom, ce n'est plus douteux au Dahomey. Les unes portent la chemise bleue, l'écharpe bleue ou rouge, le caleçon blanc rayé de bleu, la calotte blanche, la cartouchière attachée à la ceinture; les autres, chasseresses d'éléphants, sont armées de la lourde carabine, du poignard à lame courte, et de deux cornes d'antilope fixées à leur tête par un cercle de fer; celles-ci, les artilleuses, ont la tunique mi-partie bleue et rouge, et pour arme le tromblon, avec de vieux canons de fonte; celles-là, enfin, bataillon de jeunes filles, à tuniques bleues, à culottes blanches, sont de véritables vestales, pures comme Diane, et, comme elle, armées d'arcs et de flèches.
Qu'on ajoute à ces Amazones cinq à six mille hommes en caleçons, en chemises de cotonnade, avec une étoffe nouée à la taille, et on aura passé en revue l'armée dahomienne.