Jules Verne

Puis, afin de ne pas perdre de temps à franchir les Pyrénées ou les Alpes, il se glissa à la surface de la Provence jusqu'à la pointe du cap d'Antibes. A neuf heures, les San-Pietrini, assemblés sur la terrasse de Saint-Pierre de Rome, restaient ébahis en le voyant passer au-dessus de la Ville éternelle. Deux heures après, dominant la baie de Naples, il se balançait un instant au milieu des volutes fuligineuses du Vésuve. Enfin, après avoir coupé la Méditerranée d'un vol oblique, dès la première heure de l'après-midi, il était signalé par les vigies de la Goulette, sur la côte tunisienne.

Après l'Amérique, l'Asie! Après l'Asie, l'Europe! C'étaient plus de trente mille kilomètres que le prodigieux appareil venait de faire en moins de vingt-trois jours!

Et maintenant, le voilà qui s'engage au-dessus des régions connues ou inconnues de la terre d'Afrique!

Peut-être veut-on savoir ce qu'était devenue la fameuse tabatière, après sa chute?

La tabatière était tombée rue de Rivoli, en face du numéro 210, au moment où cette rue se trouvait déserte. Le lendemain, elle fut ramassée par une honnête balayeuse qui s'empressa de la porter à la Préfecture de Police.

Là, prise tout d'abord pour un engin explosif, elle fut déficelée, développée, ouverte avec une extrême prudence.

Soudain une sorte d'explosion se fit... Un éternuement formidable que n'avait pu retenir le chef de la Sûreté.

Le document fut alors tiré de la tabatière, et, à la surprise générale, on y lut ce qui suit

« Uncle Prudent et Phil Evans, président et secrétaire du Weldon-Institute de Philadelphie, enlevés dans l'aéronef _Albatros_ de l'ingénieur Robur.

« Faire part aux amis et connaissances.

« U. P. et P. E. »

C'était l'inexplicable phénomène enfin expliqué aux habitants des Deux Mondes. C'était le calme rendu aux savants des nombreux observatoires qui fonctionnent à la surface du globe terrestre.

XII

Dans lequel l'ingénieur Robur agit comme s'il voulait concourir pour un des prix monthyon

A cette étape du voyage de circumnavigation de l'_Albatros,_ il est certainement permis de se poser les questions suivantes :

Qu'est-ce donc, ce Robur, dont on ne connaît que le nom jusqu'ici? Passe-t-il sa vie dans les airs? Son aéronef ne se repose-t-il jamais? N'a-t-il pas une retraite en quelque endroit inaccessible, dans laquelle, s'il n'a pas besoin de se reposer, il va du moins se ravitailler? Il serait étonnant qu'il n'en fût pas ainsi. Les plus puissants volateurs ont toujours une aire ou un nid quelque part.

Accessoirement, qu'est-ce que l'ingénieur compte faire de ses deux embarrassants prisonniers? Prétend-il les garder en son pouvoir, les condamner à l'aviation à perpétuité? Ou bien, après les avoir encore promenés au-dessus de l'Afrique, de l'Amérique du Sud, de l'Australasie, de l'océan Indien, de l'Atlantique, du Pacifique, pour les convaincre malgré eux, a-t-il l'intention de leur rendre la liberté en disant:

«Maintenant, messieurs, j'espère que vous vous montrerez moins incrédules à l'endroit du «Plus lourd que l'air!»

A ces questions, il est encore impossible de répondre. C'est le secret de l'avenir. Peut-être sera-t-il dévoilé un jour!

En tout cas, ce nid, l'oiseau Robur ne se mît pas en quête de le chercher sur la frontière septentrionale de l'Afrique. Il se plut à passer la fin de cette journée au-dessus de la régence de Tunis, depuis le cap Bon jusqu'au cap Carthage, tantôt voletant, tantôt planant au gré de ses caprices. Un peu après, il gagna vers l'intérieur et enfila l'admirable vallée de la Medjerda, en suivant son cours jaunâtre, perdu entre les buissons de cactus et de lauriers-roses. Combien, alors, il fit envoler de ces centaines de perruches qui, perchées sur les fils télégraphiques, semblent attendre les dépêches au passage pour les emporter sous leurs ailes!

Puis, la nuit venue, l'_Albatros_ se balança au-dessus des frontières de la Kroumirie, et, s'il restait encore un Kroumir, celui-là ne manqua pas de tomber la face contre terre et d'invoquer Allah à l'apparition de cet aigle gigantesque.