Tous deux, arc-boutés alors contre le roufle de l'avant pour résister à la vitesse du déplacement, regardaient ses masses colossales. Elles semblaient courir au-devant de l'aéronef.
« L'Himalaya, sans doute, dit Phil Evans, et il est probable que ce Robur va en contourner la base sans essayer de passer dans l'Inde.
- Tant pis! répondit Uncle Prudent. Sur cet immense territoire, peut-être aurions-nous pu...
- A moins qu'il ne tourne la chaîne par le Birman à l'est, ou par le Népaul à l'ouest.
- En tout cas, je le mets au défi de la franchir!
- Vraiment! » dit une voix.
Le lendemain, 28 juin, l'_Albatros_ se trouvait en face du gigantesque massif, au-dessus de la province de Zzang. De l'autre côté de l'Himalaya, c'était la région du Népaul.
En réalité, trois chaînes coupent successivement la route de l'Inde, quand on vient du nord. Les deux septentrionales, entre lesquelles s'était glissé l'_Albatros,_ comme un navire entre d'énormes écueils, sont les premiers degrés de cette barrière de l'Asie centrale. Ce furent d'abord le Kouen-Loun, puis le Karakoroum, qui dessinent cette vallée longitudinale et parallèle à l'Himalaya, presque à la ligne de faite où se partagent les bassins de l'Indus, à l'ouest, et du Brahmapoutre, à l'est.
Quel superbe système orographique! Plus de deux cents sommets déjà mesurés, dont dix-sept dépassent vingt-cinq mille pieds! Devant l'_Albatros,_ à huit mille huit cent quarante mètres, s'élevait le mont Everest. Sur la droite, le Dwalaghiri, haut de huit mille deux cents. Sur la gauche, le Kinchanjunga, haut de huit mille cinq cent quatre-vingt-douze, relégué au deuxième rang depuis les dernières mesures de l'Everest.
Evidemment, Robur n'avait pas la prétention d'effleurer la cime de ces pics mais, sans doute, il connaissait les diverses passes de l'Himalaya, entre autres, la passe d'Ibi-Gamin, que les frères Schlagintweit, en 1856, ont franchie à une hauteur de six mille huit cents mètres, et il s'y lança résolument.
Il y eut là quelques heures palpitantes, très pénibles même. Cependant, si la raréfaction de l'air ne devint pas telle qu'il fallut recourir à des appareils spéciaux pour renouveler l'oxygène dans les cabines, le froid fut excessif.
Robur, posté à l'avant, sa mâle figure sous son capuchon, commandait les manœuvres. Tom Turner avait en main la barre du gouvernail. Le mécanicien surveillait attentivement ses piles dont les substances acides n'avaient rien à craindre de la congélation - heureusement. Les hélices, lancées au maximum de courant, rendaient des sons de plus en plus aigus, dont l'intensité fut extrême, malgré la moindre densité de l'air. Le baromètre tomba à 290 millimètres, ce qui indiquait sept mille mètres d'altitude.
Magnifique disposition de ce chaos de montagnes!
Partout des sommets blancs. Pas de lacs, mais des glaciers qui descendent jusqu'à dix mille pieds de la base. Plus d'herbe, rien que de rares phanérogames sur la limite de la vie végétale. Plus de ces admirables pins et cèdres, qui se groupent en forêts splendides aux flancs inférieurs de la chaîne. Plus de ces gigantesques fougères ni de ces interminables parasites, tendus d'un tronc à l'autre, comme dans les sous-bois de la jungle. Aucun animal, ni chevaux sauvages, ni yaks, ni bœufs tibétains. Parfois une gazelle égarée jusque dans ces hauteurs. Pas d'oiseaux, si ce n'est quelques couples de ces corneilles qui s'élèvent jusqu'aux dernières couches de l'air respirable.
Cette passe enfin franchie, l'_Albatros_ commença à redescendre. Au sortir du col, hors de la région des forêts, il n'y avait plus qu'une campagne infinie qui s'étendait sur un immense secteur.
Alors Robur s'avança vers ses hôtes, et d'une voix aimable :
« L'Inde, messieurs », dit-il.
X
Dans lequel on verra comment et pourquoi le valet Frycollin fut mis à la remorque.
L'ingénieur n'avait point l'intention de promener son appareil au-dessus de ces merveilleuses contrées de l'Indoustan.