Ce matin-là, lorsqu'ils vinrent sur le pont, depuis plusieurs heures déjà l'aube avait blanchi l'horizon de l'est. On approchait du solstice de juin, le plus long jour de l'année dans l'hémisphère boréal, et, sous le soixantième parallèle, c'est à peine s'il faisait nuit.
Quant à l'ingénieur Robur, par habitude ou avec intention, il ne se pressait pas de sortir de son roufle. Ce jour-là, lorsqu'il le quitta, il se contenta de saluer ses deux hôtes, au moment où il se croisait avec eux à l'arrière de l'aéronef.
Cependant, les. yeux rougis pas l'insomnie, le regard hébété, les jambes flageolantes, Frycollin s'était hasardé hors de sa cabine. Il marchait comme un homme dont le pied sent que le terrain n'est pas solide. Son premier regard fut pour l'appareil suspenseur qui fonctionnait avec une régularité rassurante sans trop se hâter.
Cela fait, le Nègre, toujours titubant, se dirigea vers la rambarde et la saisit à deux mains, afin de mieux assurer son équilibre. Visiblement, il désirait prendre un aperçu du pays que l'_Albatros_ dominait de deux cents mètres au plus.
Frycollin avait dû se monter beaucoup pour risquer une pareille tentative. Il lui fallait de l'audace, à coup sûr, puisqu'il soumettait sa personne à une telle épreuve.
D'abord, Frycollin se tint le corps renversé en arrière devant la rambarde; puis il la secoua pour en reconnaître la solidité; puis il se redressa; puis il se courba en avant; puis il porta la tête en dehors. Inutile de dire que, pendant qu'il exécutait ces mouvements divers, il avait les yeux fermés. Il les ouvrit enfin.
Quel cri! Et comme il se retira vite! Et de combien la tête lui rentra dans les épaules!
Au fond de l'abîme, il avait vu l'immense Océan. Ses cheveux se seraient dressés sur son front, s'ils n'eussent été crépus.
« La mer!... la mer!... » s'écria-t-il.
Et Frycollin fût tombé sur la plate-forme, si le maître coq n'eût ouvert les bras pour le recevoir.
Ce maître coq était un Français, et peut-être un Gascon, bien qu'il se nommât François Tapage. S'il n'était pas Gascon, il avait dû humer les brises de la Garonne pendant son enfance. Comment ce François Tapage se trouvait-il au service de l'ingénieur? Par quelle suite de hasards faisait-il partie du personnel de l'_Albatros?_ on ne sait guère. En tout cas, ce narquois parlait l'anglais comme un Yankee.
« Eh! droit donc, droit! s'écria-t-il en redressant le Nègre d'un vigoureux coup dans les reins.
- Master Tapage!... répondit le pauvre diable, en jetant des regards désespérés vers les hélices.
- S'il te plaît, Frycollin!
- Est-ce que ça casse quelquefois?
- Non! mais ça finira pas casser.
- Pourquoi?... pourquoi?...
- Parce que tout lasse, tout passe, tout casse, comme on dit dans mon pays.
- Et la mer qui est dessous
- En cas de chute, mieux vaut la mer.
- Mais on se noie!...
- On se noie, mais on ne s'é-cra-bou-ille pas! » répondit François Tapage, en scandant chaque syllabe de sa phrase:
Un instant après, par un mouvement de reptation, Frycollin s'était glissé au fond de sa cabine.
Pendant cette journée du 16 juin, l'aéronef ne prit qu'une vitesse modérée. Il semblait raser la surface de cette mer si calme, tout imprégnée de soleil, qu'il dominait seulement d'une centaine de pieds.
A leur tour, Uncle Prudent et son compagnon étaient restés dans leur roufle, afin de ne point rencontrer Robur qui se promenait en fumant, tantôt seul, tantôt avec le contremaître Tom Turner. Il n'y avait qu'un demi-jeu d'hélices en fonction, et cela suffisait à maintenir l'appareil dans les basses zones de l'atmosphère.
En ces conditions, les gens de l'_Albatros_ auraient pu se donner, avec le plaisir de la pêche, la satisfaction de varier leur ordinaire, si ces eaux du Pacifique eussent été poissonneuses. Mais, à sa surface, apparaissaient seulement quelques baleines, de cette espèce à ventre jaune qui mesure jusqu'à vingt-cinq mètres de longueur. Ce sont les plus redoutables cétacés des mers boréales. Les pêcheurs de profession se gardent bien de les attaquer, tant leur force est prodigieuse.