Le salut ou la perte d'Irkoutsk ne tenait donc qu'à un fil.
Ce jour là, le soleil, qui s'était levé à six heures vingt minutes, se couchait à cinq heures quarante, après avoir tracé pendant onze heures son arc diurne au-dessus de l'horizon. Le crépuscule devait lutter contre la nuit pendant deux heures encore. Puis, l'espace s'emplirait d'épaisses ténèbres, car de gros nuages s'immobilisaient dans l'air, et la lune, en conjonction, ne devait pas paraître.
Cette profonde obscurité allait favoriser plus complètement les projets d'Ivan Ogareff.
Depuis quelques jours déjà, un froid extrêmement vif préludait aux rigueurs de l'hiver sibérien, et, ce soir-là, il était plus sensible. Les soldats, postés sur la rive droite de l'Angara, forcés de dissimuler leur présence, n'avaient point allumé de feux. Ils souffraient donc cruellement de ce redoutable abaissement de la température. A quelques pieds au-dessous d'eux, passaient les glaçons qui suivaient le courant du fleuve. Pendant toute cette journée, on les avait vus, en rangs pressés, dériver rapidement entre les deux rives. Cette circonstance, observée par le grand-duc et ses officiers, avait été considérée comme heureuse. Il était évident, en effet, que si le lit de l'Angara était obstrué, le passage deviendrait tout à fait impraticable. Les Tartares ne pourraient manoeuvrer ni radeaux ni barques. Quant à admettre qu'ils pussent franchir le fleuve sur ces glaçons, au cas où le froid les aurait agrégés, ce n'était pas possible. Le champ, nouvellement cimenté, n'eût pas offert de consistance suffisante au passage d'une colonne d'assaut.
Mais cette circonstance, par cela même qu'elle paraissait être favorable aux défenseurs d'Irkoutsk, Ivan Ogareff aurait dû regretter qu'elle se fût produite. Il n'en fut rien, cependant! C'est que le traître savait bien que les Tartares ne chercheraient pas à passer l'Angara, et que, de ce côté du moins, leur tentative ne serait qu'une feinte.
Toutefois, vers dix heures du soir, l'état du fleuve se modifia sensiblement, à l'extrême surprise des assiégés et maintenant à leur désavantage. Le passage, impraticable jusqu'alors, devint possible tout à coup. Le lit de l'Angara se refit libre. Les glaçons, qui avaient dérivé en grand nombre depuis quelques jours, disparurent en aval, et c'est à peine si cinq ou six occupèrent alors l'espace compris entre les deux rives. Ils ne présentaient même plus la structure de ceux qui se forment dans les conditions ordinaires et sous l'influence d'un froid régulier. Ce n'étaient que de simples morceaux, arrachés à quelque ice-field, dont les brisures, nettement coupées, ne se relevaient pas en bourrelets rugueux.
Les officiers russes, qui constatèrent cette modification dans l'état du fleuve, la firent connaître au grand-duc. Elle s'expliquait, d'ailleurs, par ce motif que, dans quelque portion rétrécie de l'Angara, les glaçons avaient dû s'accumuler de manière à former un barrage.
On sait qu'il en était ainsi.
Le passage de l'Angara était donc ouvert aux assiégeants. De là, nécessité pour les Russes de veiller avec plus d'attention que jamais.
Aucun incident ne se produisit jusqu'à minuit. Du côté de l'est, au delà de la porte de Bolchaïa, calme complet. Pas un feu dans ce massif des forêts qui se confondaient à l'horizon avec les basses nuées du ciel.
Au camp de l'Angara, agitation assez grande, attestée par le fréquent déplacement des lumières.
A une verste en amont et en aval du point où l'escarpe venait s'appuyer aux berges de la rivière, il se faisait un sourd murmure, qui prouvait que les Tartares étaient sur pied, attendant un signal quelconque.
Une heure s'écoula encore. Rien de nouveau.
Deux heures du matin allaient sonner au clocher de la cathédrale d'Irkoutsk, et pas un mouvement n'avait encore trahi chez les assiégeants d'intentions hostiles.
Le grand-duc et ses officiers se demandaient s'ils n'avaient pas été induits en erreur, s'il entrait réellement dans le plan des Tartares d'essayer de surprendre la ville.