Jules Verne

ées autour d'Irkoutsk?

--Toutes.

--Et tu les évalues....?

--A quatre cent mille hommes.»

Nouvelle exagération d'Ivan Ogareff dans l'évaluation des armées tartares, et tendant toujours au même but.

«Et je ne dois attendre aucun secours des provinces de l'ouest? demanda le grand-duc.

--Aucun, Altesse, du moins avant la fin de l'hiver.

--Eh bien, entends ceci, Michel Strogoff. Aucun secours ne dût-il jamais m'arriver ni de l'ouest ni de l'est, et ces barbares fussent-ils six cent mille, je ne rendrai pas Irkoutsk!»

L'oeil méchant d'Ivan Ogareff se plissa légèrement. Le traître semblait dire que le frère du czar comptait sans la trahison.

Le grand-duc, d'un tempérament nerveux, avait grand'peine à conserver son calme en apprenant ces désastreuses nouvelles. Il allait et venait dans le salon, sous les yeux d'Ivan Ogareff, qui le couvaient comme une proie réservée à sa vengeance. Il s'arrêtait aux fenêtres, il regardait les feux du camp tartare, il cherchait à percevoir les bruits, dont la plupart provenaient du choc des glaçons entraînés par le courant de l'Angara.

Un quart d'heure se passa sans qu'il fit aucune autre question. Puis, reprenant la lettre, il en relut un passage et dit:

«Tu sais, Michel Strogoff, qu'il est question dans cette lettre d'un traître dont j'aurai à me méfier?

--Oui, Altesse.

--Il doit essayer d'entrer dans Irkoutsk sous un déguisement, de capter ma confiance, puis, l'heure venue, de livrer la ville aux Tartares.

--Je sais tout cela, Altesse, et je sais aussi qu'Ivan Ogareff a juré de se venger personnellement du frère du czar.

--Pourquoi?

--On dit que cet officier a été condamné par le grand-duc à une dégradation humiliante.

--Oui... je me souviens.... Mais il la méritait, ce misérable, qui devait plus tard servir contre son pays et y conduire une invasion de barbares!

--Sa Majesté le czar, répondit Ivan Ogareff, tenait surtout à ce que vous fussiez prévenu des criminels projets d'Ivan Ogareff contre votre personne.

--Oui... la lettre m'en informe....

--Et Sa Majesté me l'a dit elle-même en m'avertissant que, pendant mon voyage à travers la Sibérie, j'eusse surtout à me méfier de ce traître.

--Tu l'as rencontré?

--Oui, Altesse, après la bataille de Krasnoiarsk. S'il avait pu soupçonner que je fusse porteur d'une lettre adressée à Votre Altesse et dans laquelle ses projets étaient dévoilés, il ne m'eût pas fait grâce.

--Oui, tu étais perdu! répondit le grand-duc. Et comment as-tu pu t'échapper?

--En me jetant dans l'Irtyche.

--Et tu es entré à Irkoutsk?....

--A la faveur d'une sortie qui a été faite ce soir même pour repousser un détachement tartare. Je me suis mêlé aux défenseurs de la ville, j'ai pu me faire reconnaître, et l'on m'a aussitôt conduit devant Votre Altesse.

--Bien, Michel Strogoff, répondit le grand-duc. Tu as montré du courage et du zèle pendant cette difficile mission. Je ne t'oublierai pas.--As-tu quelque faveur à me demander?

--Aucune, si ce n'est celle de me battre à côté de Votre Altesse, répondit Ivan Ogareff.

--Soit, Michel Strogoff. Je t'attache dès aujourd'hui à ma personne, et tu seras logé dans ce palais.

--Et si, conformément à l'intention qu'on lui prête, Ivan Ogareff se présente à Votre Altesse sous un faux nom?....

--Nous le démasquerons, grâce à toi, qui le connais, et je le ferai mourir sous le knout. Va.»

Ivan Ogareff salua militairement le grand duc, n'oubliant pas qu'il était capitaine au corps des courriers du czar, et il se retira.

Ivan Ogareff venait donc de jouer avec succès son indigne rôle. La confiance du grand-duc lui était accordée pleine et entière. Il pourrait en abuser où et quand il lui conviendrait. Il habiterait ce palais même. Il serait dans le secret des opérations de la défense. Il tenait donc la situation dans sa main. Personne dans Irkoutsk ne le connaissait, personne ne pouvait lui arracher son masque. Il résolut donc de se mettre à l'oeuvre sans retard.

En effet, le temps pressait. Il fallait que la ville fût rendue avant l'arrivée des Russes du nord et de l'est, et c'était une question de quelques jours.