Jules Verne

--Que Votre Altesse me permette de lui faire une observation, dit le chef des marchands.

--Faites, monsieur.

--J'ai vu la température tomber plus d'une fois à trente et quarante degrés au-dessous de zéro, et l'Angara a toujours charrié sans se congeler entièrement. Cela tient sans doute à la rapidité de son cours. Si donc les Tartares n'ont d'autre moyen de franchir le fleuve, je puis garantir à Votre Altesse qu'ils n'entreront pas ainsi dans Irkoutsk.»

Le gouverneur général confirma l'assertion du chef des marchands.

«C'est une circonstance heureuse, répondit le grand-duc. Néanmoins, nous nous tiendrons prêts à tout événement.»

Se retournant alors vers le maître de police:

«Vous n'avez rien à me dire, monsieur? lui demanda-t-il.

--J'ai à faire connaître à Votre Altesse, répondit le maître de police, une supplique qui lui est adressée par mon intermédiaire.

--Adressée par....?

--Par les exilés de Sibérie, qui, Votre Altesse le sait, sont au nombre de cinq cents dans la ville.»

Les exilés politiques, repartis dans toute la province, avaient été en effet concentrés à Irkoutsk depuis le début de l'invasion. Ils avaient obéi à l'ordre de rallier la ville et d'abandonner les bourgades où ils exerçaient des professions diverses, ceux-ci médecins, ceux-là professeurs, soit au Gymnase, soit à l'École japonaise, soit à l'École de navigation. Dès le début, le grand-duc, se fiant, comme le czar, à leur patriotisme, les avait armés, et il avait trouvé en eux de braves défenseurs.

«Que demandent les exilés? dit le grand-duc.

--Ils demandent à Votre Altesse, répondit le maître de police, l'autorisation de former un corps spécial et d'être placés en tête à la première sortie.

--Oui, répondit le grand duc avec une émotion qu'il ne chercha point à cacher, ces exilés sont des Russes, et c'est bien leur droit de se battre pour leur pays!

--Je crois pouvoir affirmer à Votre Altesse, dit le gouverneur général, qu'elle n'aura pas de meilleurs soldats.

--Mais il leur faut un chef, répondit le grand-duc. Quel sera-t-il?

--Ils voudraient faire agréer à Votre Altesse, dit le maître de police, l'un d'eux qui s'est distingué en plusieurs occasions.

--C'est un Russe?

--Oui, un Russe des provinces baltiques.

--Il se nomme....?

--Wassili Fédor.»

Cet exilé était le père de Nadia.

Wassili Fédor, on le sait, exerçait à Irkoutsk la profession de médecin. C'était un homme instruit et charitable, et aussi un homme du plus grand courage et du plus sincère patriotisme. Tout le temps qu'il ne consacrait pas aux malades, il l'employait à organiser le résistance. C'est lui qui avait réuni ses compagnons d'exil dans une action commune. Les exilés, jusqu'alors mêlés aux rangs de la population, s'étaient comportés de manière à fixer l'attention du grand-duc. Dans plusieurs sorties, ils avaient payé de leur sang leur dette à la sainte Russie,--sainte, en vérité, et adorée de ses enfants! Wassili Fédor s'était conduit héroïquement. Son nom avait été cité à plusieurs reprises, mais il n'avait jamais demandé ni grâces ni faveurs, et lorsque les exilés d'Irkoutsk eurent la pensée de former un corps spécial, il ignorait même qu'ils eussent l'intention de le choisir pour leur chef.

Lorsque le maître de police eut prononcé ce nom devant le grand-duc, celui-ci répondit qu'il ne lui était pas inconnu.

«En effet, répondit le général Voranzoff, Wassili Fédor est un homme de valeur et de courage. Son influence sur ses compagnons a toujours été très-grande.

--Depuis quand est-il à Irkoutsk? demanda le grand-duc.

--Depuis deux ans.

--Et sa conduite....?

--Sa conduite, répondit le maître de police, est celle d'un homme soumis aux lois spéciales qui le régissent.

--Général, répondit le grand-duc, général, veuillez me le présenter immédiatement.»

Les ordres du grand-duc furent exécutés, et une demi-heure ne s'était pas écoulée, que Wassili Fédor était introduit en sa présence.

C'était un homme ayant quarante ans au plus, grand, la physionomie sévère et triste.