Jules Verne

Ces ombres, sautant de l'un à l'autre, se rapprochaient rapidement.

«Des Tartares!» pensa-t-il.

Et se glissant près du vieux marinier qui se tenait à l'avant, il lui montra ce mouvement suspect.

Le vieux marinier regarda attentivement.

«Ce ne sont que des loups, dit-il. J'aime mieux ça que des Tartares. Mais il faut se défendre, et sans bruit!»

En effet, les fugitifs eurent à lutter contre ces féroces carnassiers, que la faim et le froid jetaient à travers la province. Les loups avaient senti le radeau, et bientôt ils l'attaquèrent. De là, nécessité pour les fugitifs d'engager la lutte, mais sans se servir d'armes à feu, car ils ne pouvaient être éloignés des postes tartares. Les femmes et les enfants se groupèrent au centre du radeau, et les hommes, les uns armés de perches, les autres de leur couteau, la plupart de bâtons, se mirent en mesure de repousser les assaillants. Ils ne faisaient pas entendre un cri, mais les hurlements des loups déchiraient l'air.

Michel Strogoff n'avait pas voulu rester inactif. Il s'était étendu sur le côté du radeau attaqué par la bande des carnassiers. Il avait tiré son couteau, et, chaque fois qu'un loup passait à sa portée, sa main savait le lui enfoncer dans la gorge. Harry Blount et Alcide Jolivet ne chômèrent pas non plus, et ils firent une rude besogne. Leurs compagnons les secondaient courageusement. Tout ce massacre s'accomplissait en silence, bien que plusieurs des fugitifs n'eussent pu éviter de graves morsures.

Cependant, la lutte ne semblait pas devoir se terminer de sitôt. La bande de loups se renouvelait sans cesse, et il fallait que la rive droite de l'Angara en fût infestée.

«Ça ne finira donc jamais!» disait Alcide Jolivet, en manoeuvrant son poignard, rouge de sang.

Et, de fait, une demi-heure après le commencement de l'attaque, les loups couraient encore par centaines à travers les glaçons.

Les fugitifs, épuisés, faiblissaient visiblement alors. Le combat tournait à leur désavantage. En ce moment, un groupe de dix loups de haute taille, rendus féroces par la colère et la faim, les yeux brillant dans l'ombre comme des braises, envahirent la plate-forme du radeau. Alcide Jolivet et son compagnon se jetèrent au milieu de ces redoutables animaux, et Michel Strogoff rampait vers eux, lorsqu'un changement de front se produisit soudain.

En quelques secondes, les loups eurent abandonné non-seulement le radeau, mais aussi les glaçons épars sur le fleuve. Tous ces corps noirs se dispersèrent, et il fut bientôt constant qu'ils avaient en toute hâte regagné la rive droite du fleuve.

C'est qu'il fallait à ces loups les ténèbres pour agir, et qu'alors une intense clarté éclairait tout le cours de l'Angara.

C'était la lueur d'un immense incendie. La bourgade de Poshkavsk brûlait tout entière. Cette fois, les Tartares étaient là, accomplissant leur oeuvre. Depuis ce point, ils occupaient les deux rives jusqu'au delà d'Irkoutsk. Les fugitifs arrivaient donc à la zone dangereuse de leur traversée, et ils se trouvaient encore à trente verstes de la capitale.

Il était onze heures et demie du soir. Le radeau continuait à glisser dans l'ombre au milieu des glaçons, avec lesquels il se confondait absolument; mais de grandes plaques de lumière s'allongeaient parfois jusqu'à lui. Aussi, les fugitifs, étendus sur la plate-forme, ne se permettaient-ils pas un mouvement qui pût les trahir.

La conflagration de la bourgade s'opérait avec une violence extraordinaire. Ces maisons, construites en sapin, flambaient comme des résines. Elles étaient là cent cinquante qui brûlaient à la fois. Aux crépitements de l'incendie se mêlaient les hurlements des Tartares. Le vieux marinier, en prenant un point d'appui sur les glaçons voisins du radeau, était parvenu à le repousser vers la rive droite, et une distance de trois à quatre cents pieds le séparait alors des berges flamboyantes de Poshkavsk.

Néanmoins, les fugitifs, éclairés par instants, auraient été certainement aperçus, si les incendiaires n'eussent été trop occupés à la destruction de la bourgade.