Jules Verne

La kibitka se remit en marche. Le cheval, que Nicolas ne frappait jamais, allait l'amble. Si Michel Strogoff ne devait pas gagner en rapidité, du moins de nouvelles fatigues seraient-elles épargnées à Nadia.

Et tel était l'épuisement do la jeune fille, que, bercée par le mouvement monotone de la kibitka, elle tomba bientôt dans un sommeil qui ressemblait à une complète prostration. Michel Strogoff et Nicolas la couchèrent sur le feuillage de bouleau du mieux qu'il leur fut possible. Le compatissant jeune homme était tout ému, et si pas une larme ne s'échappa des yeux de Michel Strogoff, en vérité, c'est parce que le fer incandescent avait brûlé la dernière!

«Elle est gentille, dit Nicolas.

--Oui, répondit Michel Strogoff.

--Ça veut être fort, petit père, c'est courageux, mais au fond, c'est faible, ces mignonnes-là!--Est-ce que vous venez de loin?

--De très-loin.

--Pauvres jeunes gens!--Cela a dû te faire bien mal, quand ils t'ont brûlé les yeux!

--Bien mal, répondit Michel Strogoff, en se tournant comme s'il eût pu voir Nicolas.

--Tu n'as pas pleuré?

--Si.

--Moi aussi, j'aurais pleuré. Penser qu'on ne reverra plus ceux qu'on aime! Mais enfin, ils vous voient. C'est peut-être une consolation!

--Oui, peut-être!--Dis-moi, ami, demanda Michel Strogoff, est-ce que tu ne m'as jamais vu quelque part?

--Toi, petit père? Non, jamais.

--C'est que le son de ta voix ne m'est pas inconnu.

--Voyez-vous! répondit Nicolas en souriant. Il connaît le son de ma voix! peut-être me demandes-tu cela pour savoir d'où je viens. Oh! je vais te le dire. Je viens de Kolyvan.

--De Kolyvan? dit Michel Strogoff. Mais alors c'est là que je t'ai rencontré. Tu étais au poste télégraphique?

--Cela se peut, répondit Nicolas. J'y demeurais. J'étais l'employé chargé des transmissions.

--Et tu es resté à ton poste jusqu'au dernier moment?

--Eh! c'est surtout à ce moment-là qu'il faut y être!

--C'était le jour où un Anglais et un Français se disputaient, roubles en main, la place à ton guichet, et où l'Anglais a télégraphié les premiers verses de la Bible?

--Ça, petit père, c'est possible, mais je ne me le rappelle pas!

--Comment! tu ne te le rappelles pas?

--Je ne lis jamais les dépêches que je transmets. Mon devoir étant de les oublier, le plus court est de les ignorer.»

Cette réponse peignait Nicolas Pigassof.

Cependant, la kibitka allait son petit train, que Michel Strogoff aurait voulu rendre plus rapide. Mais Nicolas et son cheval étaient accoutumés à une allure dont ils n'auraient pu se départir ni l'un ni l'autre. Le cheval marchait pendant trois heures et se reposait pendant une,--cela jour et nuit. Durant les haltes, le cheval paissait, les voyageurs do la kibitka mangeaient en compagnie du fidèle Serko. La kibitka était approvisionnée pour vingt personnes au moins, et Nicolas avait mis généreusement ses réserves à la disposition de ses deux hôtes, qu'il croyait frère et soeur.

Après une journée de repos, Nadia eut recouvré une partie de ses forces. Nicolas veillait à ce qu'elle fût aussi bien que possible. Le voyage se faisait dans des conditions supportables, lentement sans doute, mais régulièrement. Il arrivait bien parfois que, pendant la nuit, Nicolas, tout en conduisant, s'endormait et ronflait avec une conviction qui témoignait du calme de sa conscience. Peut-être alors, en regardant bien, eût-on vu la main de Michel Strogoff chercher les guides du cheval et lui faire prendre une allure plus rapide, au grand étonnement du Serko, qui ne disait rien cependant. Puis, ce trot revenait immédiatement à l'amble, dès que Nicolas se réveillait, mais la Kibitka n'en avait pas moins gagné quelques verstes sur sa vitesse réglementaire.

C'est ainsi que l'on traversa la rivière d'Ichimsk, les bourgades d'Ichimskoë, Berikylskoë, Kuskoë, la rivière de Mariinsk, la bourgade du même nom, Bogotowlskoë et enfin la Tchoula, petit cours d'eau qui sépare la Sibérie occidentale de la Sibérie orientale. La route se développait tantôt à travers d'immenses landes, qui laissaient un champ vaste aux regards, tantôt sous d'épaisses et interminables forêts de sapins, dont on croyait ne jamais sortir.