Jules Verne

--Cependant, tu n'as plus cette lettre!....

--Cette lettre qu'Ivan Ogareff m'a volée!... Eh bien! je saurai m'en passer, Nadia! Ils m'ont traité comme un espion! J'agirai comme un espion! J'irai dire à Irkoutsk tout ce que j'ai vu, tout ce que j'ai entendu, et, j'en jure par la Dieu vivant! le traître me retrouvera un jour face à face! Mais il faut que j'arrive avant lui à Irkoutsk.

--Et tu parles de nous séparer, Michel?

--Nadia, les misérables m'ont tout pris!

--Il me reste quelques roubles, et mes yeux! Je puis y voir pour toi, Michel, et te conduire là où tu ne peux plus aller seul!

--Et comment irons-nous?

--A pied.

--Et comment vivrons-nous?

--En mendiant.

--Partons, Nadia!

--Viens, Michel.»

Les deux jeunes gens ne se donnaient plus le nom de frère et de soeur. Dans leur misère commune, ils se sentaient plus étroitement unis encore l'un à l'autre. Tous deux quittèrent la maison, après avoir pris une heure de repos. Nadia, courant les rues de la bourgade, s'était procuré quelques morceaux de «tchorne-khleb», sorte de pain fait avec de l'orge, et un peu de cet hydromel connu sous le nom de «méod» en Russie. Cela ne lui avait rien coûté, car elle avait commencé son métier de mendiante. Ce pain et cet hydromel avaient, tant bien que mal, apaisé la faim et la soif de Michel Strogoff. Nadia lui avait réservé la plus grande portion de cette insuffisante nourriture. Il mangeait les morceaux de pain que sa compagne lui présentait l'un après l'autre. Il buvait à la gourde qu'elle portait à ses lèvres.

«Manges-tu, Nadia? lui demanda-t-il à plusieurs reprises.

--Oui, Michel,» répondit toujours la jeune fille, qui se contentait des restes de son compagnon.

Michel et Nadia quittèrent Sémilowskoë et reprirent cette pénible route d'Irkoutsk. La jeune fille résistait énergiquement à la fatigue. Si Michel Strogoff l'eût vue, peut-être n'aurait-il pas eu le courage d'aller plus loin. Mais Nadia ne se plaignait pas, et Michel Strogoff, n'entendant pas un soupir, marchait avec une hâte qu'il n'était pas maître de réprimer. Et pourquoi? Pouvait-il donc espérer de devancer encore les Tartares? Il était à pied, sans argent, il était aveugle, et si Nadia, son seul guide, venait à lui manquer, il n'aurait plus qu'à se coucher sur un des côtés de la route et à y mourir misérablement! Mais enfin, si, à force d'énergie, il arrivait à Krasnoiarsk, tout n'était peut-être pas perdu, puisque le gouverneur, auquel il se ferait connaître, n'hésiterait pas à lui donner les moyens d'atteindre Irkoutsk.

Michel Strogoff allait donc, parlant peu, absorbé dans ses pensées. Il tenait la main de Nadia. Tous deux étaient en communication incessante. Il leur semblait qu'ils n'avaient plus besoin de la parole pour échanger leurs pensées. De temps en temps, Michel Strogoff disait:

«Parle-moi, Nadia.

--A quoi bon, Michel? Nous pensons ensemble!» répondait la jeune fille, et elle faisait en sorte que sa voix ne décelât aucune fatigue.

Mais quelquefois, comme si son coeur eût cessé de battre un instant, ses jambes fléchissaient, son pas se ralentissait, son bras se tendait, elle restait en arrière. Michel Strogoff s'arrêtait alors, il fixait ses yeux sur la pauvre fille, comme s'il eût essayé de l'apercevoir à travers cette ombre qu'il portait en lui. Sa poitrine se gonflait; puis, soutenant plus vivement sa compagne, il reprenait sa marche en avant.

Cependant, au milieu de toutes ces misères sans trêve, ce jour-là, une circonstance heureuse allait se produire, qui devait leur épargner bien des fatigues à tous les deux.

Ils avaient quitté Sémilowskoë depuis deux heures environ, lorsque Michel Strogoff s'arrêta.

«La route est déserte? demanda-t-il.

--Absolument déserte, répondit Nadia.

--Est-ce que tu n'entends pas quelque bruit en arrière?

--En effet.

--Si ce sont les Tartares, il faut nous cacher. Regarde bien.

--Attends, Michel!» répondit Nadia en remontant le chemin, qui se coudait à quelques pas sur la droite.

Michel Strogoff resta un instant seul, tendant l'oreille.