C'était comme un kaléidoscope d'étincelles, dont les combinaisons se variaient à l'infini à chaque mouvement des danseuses.
Si blasé que dût être un journaliste parisien sur ces effets que la mise en scène moderne a portés loin. Alcide Jolivet ne put retenir un léger mouvement de tête qui, entre le boulevard Montmartre et la Madeleine, eut voulu dire: «Pas mal! pas mal!»
Puis, soudain, comme à un signal, tous les feux de la fantasia s'éteignirent, les danses cessèrent, les ballerines disparurent. La cérémonie était terminée, et les torches seulement éclairaient ce plateau, quelques instants auparavant si plein de lumières.
Sur un signe de l'émir, Michel Strogoff fut amené au milieu de la place.
«Blount, dit Alcide Jolivet a son compagnon, est-ce que vous tenez à voir la fin de tout cela?
--Pas le moins du monde, répondit Henry Blount.
--Vos lecteurs du _Daily-Telegraph_ ne sont pas friands, je l'espère, des détails d'une exécution à la mode tartare?
--Pas plus que votre cousine.
--Pauvre garçon! ajouta Alcide Jolivet, en regardant Michel Strogoff. Le vaillant soldat eût mérité de tomber sur le champ de bataille!
--Pouvons-nous faire quelque chose pour le sauver? dit Harry Blount.
--Nous ne pouvons rien.»
Les deux journalistes se rappelaient la conduite généreuse de Michel Strogoff envers eux, ils savaient maintenant par quelles épreuves, esclave de son devoir, il avait dû passer, et, au milieu de ces Tartares, auxquels toute pitié est inconnue, ils ne pouvaient rien pour lui!
Peu désireux d'assister au supplice réservé à cet infortuné, ils rentrèrent donc dans la ville.
Une heure plus tard, ils couraient sur la route d'Irkoutsk, et c'était parmi les Russes qu'ils allaient tenter de suivre ce qu'Alcide Jolivet appelait par anticipation «la campagne de la revanche».
Cependant, Michel Strogoff était debout, ayant le regard hautain pour l'émir, méprisant pour Ivan Ogareff. Il s'attendait à mourir, et, cependant, on eût vainement cherché en lui un symptôme de faiblesse.
Les spectateurs, restés aux abords de la place, ainsi que l'état-major de Féofar-Khan, pour lesquels ce supplice n'était qu'un attrait de plus, attendaient que l'exécution fût accomplie. Puis, sa curiosité assouvie, toute cette horde sauvage irait se plonger dans l'ivresse.
L'émir fit un geste. Michel Strogoff, poussé par les gardes, s'approcha de la terrasse, et alors, dans cette langue tartare qu'il comprenait, Féofar lui dit:
«Tu es venu pour voir, espion des Russes. Tu as vu pour la dernière fois. Dans un instant, tes yeux seront à jamais fermés à la lumière!»
Ce n'était pas de mort, mais de cécité, qu'allait être frappé Michel Strogoff. Perte de la vue, plus terrible peut-être que la perte de la vie! La malheureux était condamné à être aveuglé.
Cependant, en entendant la peine prononcée par l'émir, Michel Strogoff ne faiblit pas. Il demeura impassible, les yeux grands ouverts, comme s'il eût voulu concentrer toute sa vie dans un dernier regard. Supplier ces hommes féroces, c'était inutile, et, d'ailleurs, indigne de lui. Il n'y songea même pas. Toute sa pensée se condensa sur sa mission irrévocablement manquée, sur sa mère, sur Nadia, qu'il ne reverrait plus! Mais il ne laissa rien paraîtra de l'émotion qu'il ressentait.
Puis, le sentiment d'une vengeance à accomplir quand même envahit tout son être. Il se retourna vers Ivan Ogareff.
«Ivan, dit-il d'une voix menaçante, Ivan le traître, la dernière menace de mes yeux sera pour toi!»
Ivan Ogareff haussa les épaules.
Mais Michel Strogoff se trompait. Ce n'était pas en regardant Ivan Ogareff que ses yeux allaient pour jamais s'éteindre.
Marfa Strogoff venait de se dresser devant lui.
«Ma mère! s'écria-t-il. Oui! oui! à toi mon suprême regard, et non à ce misérable! Reste là, devant moi! Que je voie encore ta figure bien-aimée! Que mes yeux se ferment en te regardant!....»
La vieille Sibérienne, sans prononcer une parole, s'avançait....
«Chassez cette femme!» dit Ivan Ogareff.
Deux soldats repoussèrent Marfa Strogoff.