Jules Verne

Elle n'avait pu apercevoir Michel Strogoff, qui avait déjà disparu lorsqu'elle se retourna; mais le geste de la mère, retenant Nadia, ne lui avait pas échappé, et un éclair des yeux de Marfa venait de tout lui apprendre.

Il était désormais hors de doute que le fils de Marfa Strogoff, le courrier du czar, se trouvait en ce moment, à Zabédiero, au nombre des prisonniers d'Ivan Ogareff!

Sangarre ne le connaissait pas, mais elle savait qu'il était là! Elle ne chercha donc pas à le découvrir, ce qui eût été impossible dans l'ombre et au milieu de cette nombreuse foule.

Quant à espionner de nouveau Nadia et Marfa Strogoff, c'était également inutile. Il était évident que ces deux femmes se tiendraient sur leurs gardes, et il serait impossible de rien surprendre qui fût de nature à compromettre le courrier du czar.

La tsigane n'eut donc plus qu'une pensée: prévenir Ivan Ogareff. Elle quitta donc aussitôt le campement.

Un quart d'heure après, elle arrivait à Zabédiero et était introduite dans la maison qu'occupait le lieutenant de l'émir.

Ivan Ogareff reçut immédiatement la tsigane.

«Que me veux-tu, Sangarre? lui demanda-t-il.

--Le fils de Marfa Strogoff est au campement, répondit Sangarre.

--Prisonnier?

--Prisonnier!

--Ah! s'écria Ivan Ogareff, je saurai....

--Tu ne sauras rien, Ivan, répondit la tsigane, car tu ne le connais même pas!

--Mais tu le connais, toi! Tu l'as vu, Sangarre!

--Je ne l'ai pas vu, mais j'ai vu sa mère se trahir par un mouvement qui m'a tout appris.

--Ne te trompes-tu pas?

--Je ne me trompe pas.

--Tu sais l'importance que j'attache à l'arrestation de ce courrier, dit Ivan Ogareff. Si la lettre qui lui a été remise à Moscou parvient à Irkoutsk, si elle est remise au grand-duc, le grand-duc sera sur ses gardes, et je ne pourrai arriver à lui! Cette lettre, il me la faut donc à tout prix! Or, tu viens me dire que le porteur de cette lettre est en mon pouvoir! Je te le répète, Sangarre, ne te trompes-tu pas?»

Ivan Ogareff avait parlé avec une grande animation. Son émotion témoignait de l'extrême importance qu'il attachait à la possession de cette lettre. Sangarre ne fut aucunement troublée de l'insistance avec laquelle Ivan Ogareff précisa de nouveau sa demande.

«Je ne me trompe pas, Ivan, répondit-elle.

--Mais, Sangarre, il y a au campement plusieurs milliers de prisonniers, et tu dis que tu ne connais pas Michel Strogoff!

--Non, répondit la tsigane, dont le regard s'imprégna d'une joie sauvage, je ne le connais pas, moi, mais sa mère le connaît! Ivan, il faudra faire parler sa mère!

--Demain, elle parlera!» s'écria Ivan Ogareff.

Puis, il tendit sa main à la tsigane, et celle-ci la baisa, sans que dans cet acte de respect, habituel aux races du Nord, il y eût rien de servile.

Sangarre rentra au campement. Elle retrouva la place occupée par Nadia et Marfa Strogoff, et passa la nuit à les observer toutes deux. La vieille femme et la jeune fille ne dormirent pas, bien que la fatigue les accablât. Trop d'inquiétudes devaient les tenir éveillées. Michel Strogoff était vivant, mais prisonnier comme elles! Ivan Ogareff le savait-il, et, s'il ne le savait pas, ne viendrait-il pas à l'apprendre? Nadia était tout à cette pensée, que son compagnon vivait, lui qu'elle avait cru mort! Mais Marfa Strogoff voyait plus loin dans l'avenir, et si elle faisait bon marché d'elle-même, elle avait raison de tout craindre pour son fils.

Sangarre, qui s'était glissée dans l'ombre jusqu'auprès de ces deux femmes, resta à cette place pendant plusieurs heures, prêtant l'oreille.... Elle ne put rien entendre. Par un sentiment instinctif de prudence, pas un mot ne fut échangé entre Nadia et Marfa Strogoff.

Le lendemain 16 août, vers dix heures du matin, d'éclatantes fanfares retentirent à la lisière du campement. Les soldats tartares se mirent immédiatement sous les armes.

Ivan Ogareff, après avoir quitté Zabédiero, arrivait au milieu d'un nombreux état-major d'officiers tartares. Son visage était plus sombre que d'habitude, et ses traits contractés indiquaient en lui une sourde colère, qui ne cherchait qu'une occasion d'éclater.