Jules Verne

Grâce à sa jeune compagne, Marfa Strogoff put suivre les soldats qui convoyaient la troupe des prisonniers sans être attachée à l'arçon d'une selle, comme tant d'autres malheureuses, ainsi traînées sur ce chemin de douleur.

«Que Dieu te récompense, ma fille, de ce que tu fais pour mes vieux ans!» lui dit une fois Marfa Strogoff, et cela avait été, pendant quelque temps, la seule parole prononcée entre les deux infortunées.

Durant ces quelques jours, qui leur parurent longs comme des siècles, la vieille femme et la jeune fille--il le semblait du moins--auraient dû être amenées à causer de leur situation réciproque. Mais Marfa Strogoff, par une circonspection facile à comprendre, n'avait parlé, et encore avec une grande brièveté, que d'elle-même. Elle n'avait fait aucune allusion ni à son fils ni à la funeste rencontre qui les avait mis face à face.

Nadia, elle aussi, fut longtemps, sinon muette, du moins sobre de toute parole inutile. Cependant, un jour, sentant qu'elle avait devant elle une âme simple et haute, son coeur avait débordé, et elle avait raconté, sans en rien cacher, tous les événements qui s'étaient accomplis depuis son départ de Wladimir jusqu'à la mort de Nicolas Korpanoff. Ce qu'elle dit de son jeune compagnon intéressa vivement la vieille Sibérienne.

«Nicolas Korpanoff! dit-elle. Parle-moi encore de ce Nicolas! Je ne sais qu'un homme, un seul parmi la jeunesse de ce temps, dont une telle conduite ne m'eût pas étonnée! Nicolas Korpanoff, était-ce bien son nom? En es-tu sûre, ma fille?

--Pourquoi m'aurait-il trompée sur ce point, répondit Nadia, lui qui ne m'a trompée sur aucun autre?»

Cependant, mue par une sorte de pressentiment, Marfa Strogoff faisait à Nadia questions sur questions.

«Tu m'as dit qu'il était intrépide, ma fille! Tu m'as prouvé qu'il l'avait été! dit-elle.

--Oui, intrépide! répondit Nadia.

--C'est bien ainsi qu'eut été mon fils,» se répétait Marfa Strogoff à part elle.

Puis elle reprenait:

«Tu m'as dit encore que rien ne l'arrêtait, que rien ne l'étonnait, qu'il était si doux dans sa force même, que tu avais une soeur aussi bien qu'un frère en lui, et qu'il a veillé sur toi comme une mère?

--Oui, oui! dit Nadia. Frère, soeur, mère, il a été tout pour moi!

--Et aussi un lion pour te défendre?

--Un lion, en vérité! répondit Nadia. Oui, un lion, un héros!

--Mon fils, mon fils! pensait la vieille Sibérienne.

--Mais tu dis, cependant, qu'il a supporté un terrible affront dans cette maison de poste d'Ichim?

--Il l'a supporté! répondit Nadia en baissant la tête.

--Il l'a supporté? murmura Maria Strogoff, frémissante.

--Mère! mère! s'écria Nadia, ne le condamnez pas. Il y avait là un secret, un secret dont Dieu seul, à l'heure qu'il est, est le juge!

--Et, dit Marfa, relevant la tête et regardant Nadia comme si elle eût voulu lire jusqu'au plus profond de son âme, dans cette heure d'humiliation, ce Nicolas Korpanoff, est-ce que tu l'as méprisé?

--Je l'ai admiré sans le comprendre! répondit la jeune fille. Je ne l'ai jamais senti plus digne de respect!»

La vieille femme se tut un instant.

«Il était grand? demanda-t-elle.

--Très-grand.

--Et très-beau, n'est-ce pas? Allons, parle, ma fille.

--Il était très beau, répondit Nadia toute rougissante.

--C'était mon fils! Je te dis que c'était mon fils! s'écria la vieille femme en embrassant Nadia.

--Ton fils! répondit Nadia tout interdite, ton fils!

--Allons! dit Marfa, va jusqu'au bout, mon enfant! Ton compagnon, ton ami, ton protecteur, il avait une mère! Est-ce qu'il ne t'aurait jamais parlé de sa mère?

--De sa mère? dit Nadia. Il m'a parlé de sa mère comme je lui ai parlé de mon père, souvent, toujours! Cette mère, il l'adorait!

--Nadia, Nadia! Tu viens de me raconter l'histoire même de mon fils,» dit la vieille femme.

Et elle ajouta impétueusement:

«Ne devait-il donc pas la voir en passant à Omsk, cette mère que tu dis qu'il aimait?

--Non, répondit Nadia, non, il ne le devait pas.

--Non? s'écria Marfa. Tu as osé me dire non?

--Je te l'ai dit, mais il me reste à t'apprendre que, pour des motifs qui devaient remporter sur tout, des motifs que je ne connais pas, j'ai cru comprendre que Nicolas Korpanoff devait traverser le pays dans le plus absolu secret.