A minuit, il avait franchi soixante-dix verstes et s'arrêtait à la station de Koulikovo. Mais là, ainsi qu'il le craignait, il ne trouva ni chevaux, ni voitures. Quelques détachements tartares avaient dépassé la grande route de la steppe. Tout avait été volé ou réquisitionné, soit dans les villages, soit dans les maisons de poste. C'est à peine si Michel Strogoff put obtenir quelque nourriture pour son cheval et pour lui.
Il lui importait donc de le ménager, ce cheval, car il ne savait plus quand et comment il pourrait le remplacer. Cependant, voulant mettre le plus grand espace possible entre lui et les cavaliers qu'Ivan Ogareff devait avoir lancés à sa poursuite, il résolut de pousser plus avant. Après une heure de repos, il reprit donc sa course à travers la steppe.
Jusqu'alors les circonstances atmosphériques avaient heureusement favorisé le voyage du courrier du czar. La température était supportable. La nuit, très-courte à cette époque, mais éclairée de cette demi-clarté de la lune qui se tamise a travers les nuages, rendait la route praticable. Michel Strogoff allait, d'ailleurs, en homme sûr de son chemin, sans un doute, sans une hésitation. Malgré les pensées douloureuses qui l'obsédaient, il avait conservé une extrême lucidité d'esprit et marchait à son but, comme si ce but eût été visible à l'horizon. Lorsqu'il s'arrêtait un instant, à quelque tournant de la route, c'était pour laisser reprendre haleine à son cheval Alors, il mettait pied à terre, pour le soulager un instant, puis il posait son oreille sur le sol et écoutait si quelque bruit de galop ne se propageait pas à la surface de la steppe. Quand il n'avait perçu aucun son suspect, il reprenait sa marche en avant.
Ah! si toute cette contrée sibérienne eût été envahie par la nuit polaire, cette nuit permanente de plusieurs mois! Il en était à le désirer, pour la franchir plus sûrement.
Le 30 juillet, à neuf heures du matin, Michel Strogoff dépassait la station de Touroumoff et se jetait dans la contrée marécageuse de la Baraba.
La, sur un espace de trois cents verstes, les difficultés naturelles pouvaient être extrêmement grandes. Il le savait, mais il savait aussi qu'il les surmonterait quand même.
Ces vastes marais de la Baraba, compris du nord au sud entre le soixantième et le cinquante-deuxième parallèle, servent de réservoir à toutes les eaux pluviales qui ne trouvent d'écoulement ni vers l'Obi, ni vers l'Irtyche. Le sol de cette vaste dépression est entièrement argileux, par conséquent imperméable, de telle sorte que les eaux y séjournent et en font une région très-difficile à traverser pendant la saison chaude.
Là, cependant, passe la route d'Irkoutsk, et c'est au milieu de mares, d'étangs, de lacs, de marais dont le soleil provoque les exhalaisons malsaines, qu'elle se développe, pour la plus grande fatigue et souvent pour le plus grand danger du voyageur.
En hiver, lorsque le froid a solidifié tout ce qui est liquide, lorsque la neige a nivelé le sol et condensé les miasmes, les traîneaux peuvent facilement et impunément glisser sur la croûte durcie de la Baraba. Les chasseurs fréquentent assidûment alors la giboyeuse contrée, à la poursuite des martres, des zibelines et de ces précieux renards dont la fourrure est si recherchée. Mais, pendant l'été, le marais redevient fangeux, pestilentiel, impraticable même, lorsque le niveau des eaux est trop élevé.
Michel Strogoff lança son cheval au milieu d'une prairie tourbeuse, que ne revêtait plus ce gazon demi-ras de la steppe, dont les immenses troupeaux sibériens se nourrissent exclusivement. Ce n'était plus la prairie sans limites, mais une sorte d'immense taillis de végétaux arborescents.
Le gazon s'élevait alors à cinq ou six pieds de hauteur. L'herbe avait fait place aux plantes marécageuses, auxquelles l'humidité, aidée de la chaleur estivale, donnait des proportions gigantesques. C'étaient principalement des joncs et des butomes, qui formaient un réseau inextricable, un impénétrable treillis, parsemé de mille fleurs, remarquables par la vivacité de leurs couleurs, entre lesquelles brillaient des lis et des iris, dont les parfums se mêlaient aux buées chaudes qui s'évaporaient du sol.