Lorsque le moment serait venu de se rencontrer avec lui face à face, il saurait le retrouver,--fut-il maître de la Sibérie toute entière!
Le moujik et lui reprirent donc leur course à travers la ville, et ils arrivèrent à la maison de poste. Quitter Omsk par une des brèches de l'enceinte ne serait pas difficile, la nuit venue. Quant à racheter une voiture pour remplacer le tarentass, ce fut impossible. Il n'y en avait ni à louer ni à vendre. Mais quel besoin Michel Strogoff avait-il d'une voiture maintenant? N'était-il pas seul, hélas! à voyager? Un cheval devait lui suffire, et, très-heureusement, ce cheval, il put se le procurer. C'était un animal de fond, apte à supporter de longues fatigues, et dont Michel Strogoff, habile cavalier, pourrait tirer un bon parti.
Le cheval fut payé un haut prix, et, quelques minutes plus tard, il était prêt à partir.
Il était alors quatre heures du soir.
Michel Strogoff, obligé d'attendre la nuit pour franchir l'enceinte, mais ne voulant pas se montrer dans les rues d'Omsk, resta dans la maison de poste, et, là, il se fit servir quelque nourriture.
Il y avait grande affluence dans la salle commune. Ainsi que cela se passait dans les gares russes, les habitants, très-anxieux, venaient y chercher des nouvelles. On parlait de l'arrivée prochaine d'un corps de troupes moscovites, non pas à Omsk, mais à Tomsk,--corps destiné à reprendre cette ville sur les Tartares de Féofar-Khan.
Michel Strogoff prêtait une oreille attentive à tout ce qui se disait, mais il ne se mêlait point aux conversations.
Tout à coup, un cri le fit tressaillir, un cri qui le pénétra jusqu'au fond de l'âme, et ces deux mots furent pour ainsi dire jetés à son oreille:
«Mon fils!
Sa mère, la vieille Marfa, était devant lui! Elle lui souriait, toute tremblante! Elle lui tendait les bras!...
Michel Strogoff se leva. Il allait s'élancer...
La pensée du devoir, le danger sérieux qu'il y avait pour sa mère et pour lui dans cette regrettable rencontre, l'arrêtèrent soudain, et tel fut son empire sur lui-même, que pas un muscle de sa figure ne remua.
Vingt personnes étaient réunies dans la salle commune. Parmi elles, il y avait peut-être des espions, et ne savait-on pas dans la ville que le fils de Maria Strogoff appartenait au corps des courriers du czar?
Michel Strogoff ne bougea pas.
«Michel! s'écria sa mère.
--Qui êtes-vous, ma brave dame? demanda Michel Strogoff, balbutiant ces mots plutôt qu'il ne les prononça.
--Qui je suis? tu le demandes! Mon enfant, est-ce que tu ne reconnais plus ta mère?
--Vous vous trompez!... répondit froidement Michel Strogoff. Une ressemblance vous abuse...»
La vieille Marfa alla droit à lui, et là, les yeux dans les yeux:
«Tu n'es pas le fils de Pierre et de Marfa Strogoff?» dit-elle.
Michel Strogoff aurait donné sa vie pour pouvoir serrer librement sa mère dans ses bras!... mais s'il cédait, c'en était fait de lui, d'elle, de sa mission, de son serment!... Se dominant tout entier, il ferma les yeux pour ne pas voir les inexprimables angoisses qui contractaient le visage vénéré de sa mère, il retira ses mains pour ne pas étreindre les mains frémissantes qui le cherchaient.
«Je ne sais, en vérité, ce que vous voulez dire, ma bonne femme, répondit-il en reculant de quelques pas.
--Michel! cria encore la vieille mère.
--Je ne me nomme pas Michel! Je n'ai jamais été votre fils! Je suis Nicolas Korpanoff, marchand à Irkoutsk!...»
Et, brusquement, il quitta la salle commune, pendant que ces mots retentissaient une dernière fois: «Mon fils! mon fils!»
Michel Strogoff, à bout d'efforts, était parti. Il ne vit pas sa vieille mère, qui était retombée presque inanimée sur un banc. Mais, au moment où le maître de poste se précipitait pour la secourir, la vieille femme se releva. Une révélation subite s'était faite dans son esprit. Elle, reniée par son fils! ce n'était pas possible! Quant à s'être trompée et à prendre un autre pour lui, impossible également. C'était bien son fils qu'elle venait de voir, et, s'il ne l'avait pas reconnue, c'est qu'il ne voulait pas, c'est qu'il ne devait pas la reconnaître, c'est qu'il avait des raisons terribles pour en agir ainsi! Et alors, refoulant en elle ses sentiments de mère, elle n'eut plus qu'une pensée: «L'aurai-je perdu sans le vouloir?»
«Je suis folle! dit-elle à ceux qui l'interrogeaient.