Jules Verne

La route elle-même ne se distinguait du reste de la plaine que par la fine poussière qui s'enlevait sous la roue dos tarentass. Sans ce ruban blanchâtre, qui se déroulait à perte de vue, on eût pu se croire au désert.

Michel Strogoff et ses compagnons se lancèrent avec une vitesse plus grande encore à travers la steppe. Les chevaux, excités par l'iemschik et qu'aucun obstacle ne pouvait retarder, dévoraient l'espace. Les tarentass couraient directement sur Ichim, là où les deux correspondants devaient s'arrêter, si aucun événement ne venait modifier leur itinéraire.

Deux cents verstes environ séparent Novo-Saimsk de la ville d'Ichim, et le lendemain, avant huit heures du soir, elles devaient et pouvaient être franchies, a la condition de ne pas perdre un instant. Dans la pensée des iemschiks, si les voyageurs n'étaient pas de grands seigneurs ou de hauts fonctionnaires, ils étaient dignes de l'être, ne fût-ce que par leur générosité dans le règlement des pourboires.

Le lendemain, 23 juillet, en effet, les deux tarentass n'étaient plus qu'à trente verstes d'Ichim.

En ce moment, Michel Strogoff aperçut sur la route, et à peine visible au milieu des volutes de poussière, une voiture qui précédait la sienne. Comme ses chevaux, moins fatigués, couraient avec une rapidité plus grande, il ne devait pas tarder à l'atteindre.

Ce n'était ni un tarentass, ni une télègue, mais une berline de poste, toute poudreuse, et qui devait avoir déjà fait un long voyage. Le postillon frappait son attelage a tour de bras et ne le maintenait au galop qu'à force d'injures et de coups. Cette berline n'était certainement pas passée par Novo-Saimsk, et elle n'avait dû rejoindre la route d'Irkoutsk que par quelque route perdue de la steppe.

Michel Strogoff et ses compagnons, en voyant cette berline qui courait sur Ichim, n'eurent qu'une même pensée, la devancer et arriver avant elle au relais, afin de s'assurer avant tout des chevaux disponibles. Ils dirent donc un mot a leurs iemschiks, qui se trouvèrent bientôt en ligne avec l'attelage surmené de la berline.

Ce fut Michel Strogoff qui arriva le premier.

A ce moment, une tête parut a la portière de la berline.

Michel Strogoff eut à peine le temps de l'observer. Cependant, si vite qu'il passât, il entendit très-distinctement ce mot, prononcé d'une voix impérieuse, qui lui fut adressé:

«Arrêtez!»

On ne s'arrêta pas. Au contraire, et la berline fut bientôt devancée par les deux tarentass.

Ce fut alors une course de vitesse, car l'attelage de la berline, excité sans doute par la présence et l'allure des chevaux qui le dépassaient, retrouva des forces pour se maintenir pendant quelques minutes. Les trois voitures avaient disparu dans un nuage du poussière. De ces nuages blanchâtres s'échappaient, comme une pétarade, des claquements de fouet, mêlés de cris d'excitation et d'interjections de colère.

Néanmoins, l'avantage resta à Michel Strogoff et à ses compagnons,--avantage qui pouvait être très-important, si le relais était peu fourni de chevaux. Deux voitures à atteler, c'était peut-être plus que ne pourrait faire le maître de poste, du moins dans un court délai.

Une demi-heure après, la berline, restée en arrière, n'était plus qu'un point à peine visible à l'horizon de la steppe.

Il était huit heures du soir, lorsque les deux tarentass arrivèrent au relais de poste, à l'entrée d'Ichim.

Les nouvelles de l'invasion étaient de plus en plus mauvaises. La ville était directement menacée par l'avant-garde des colonnes tartares, et, depuis deux jours, les autorités avaient dû se replier sur Tobolsk. Ichim n'avait plus ni un fonctionnaire ni un soldat.

Michel Strogoff, arrivé au relais, demanda immédiatement, des chevaux pour lui.

Il avait été bien avisé de devancer la berline. Trois chevaux seulement étaient en état d'être immédiatement attelés. Les autres rentraient fatigués de quelque longue étape.

Le maître de poste donna l'ordre d'atteler.

Quant aux deux correspondants, auxquels il parut bon de s'arrêter à Ichim, ils n'avaient pas à se préoccuper d'un moyen de transport immédiat, et ils firent remiser leur voiture.