Il remerciait Dieu de son côté de lui avoir donné dans cette rencontre de Nadia, en même temps que le moyen de dissimuler sa véritable individualité, une bonne action à faire. L'intrépidité calme de la jeune fille était pour plaire à son âme vaillante. Que n'était-elle sa soeur en effet? Il éprouvait autant de respect que d'affection pour sa belle et héroïque compagne. Il sentait que c'était là un de ces coeurs purs et rares sur lesquels on peut compter.
Cependant, depuis qu'il foulait le sol sibérien, les vrais dangers commençaient pour Michel Strogoff. Si les deux journalistes, ne se trompaient pas, si Ivan Ogareff avait passé la frontière, il fallait agir avec la plus extrême circonspection. Les circonstances étaient maintenant changées, car les espions tartares devaient fourmiller dans les provinces sibériennes. Son incognito dévoilé, sa qualité de courrier du czar reconnue, c'en était fait de sa mission, de sa vie peut-être! Michel Strogoff sentit plus lourdement alors le poids de la responsabilité qui pesait sur lui.
Pendant que les choses étaient ainsi dans la première voiture, que se passait-il dans la seconde? Rien que de fort ordinaire. Alcide Jolivet parlait par phrases, Harry Blount répondait par monosyllabes. Chacun envisageait les choses à sa façon et prenait des notes sur les quelques incidents du voyage,--incidents qui furent d'ailleurs peu variés pendant cette traversée des premières provinces de la Sibérie occidentale.
A chaque relais, les deux correspondants descendaient et se retrouvaient avec Michel Strogoff. Lorsqu'aucun repas ne devait être pris dans la maison de poste, Nadia ne quittait pas le tarentass. Lorsqu'il fallait déjeuner ou dîner, elle venait s'asseoir à table; mais, toujours très-réservée, elle ne se mêlait que fort peu à la conversation.
Alcide Jolivet, sans jamais sortir d'ailleurs des bornes d'une parfaite convenance, ne laissait pas d'être empressé près de la jeune Livonienne, qu'il trouvait charmante. Il admirait l'énergie silencieuse qu'elle montrait au milieu des fatigues d'un voyage fait dans de si dures conditions.
Ces temps d'arrêt forcés ne plaisaient que médiocrement à Michel Strogoff. Aussi pressait-il le départ à chaque relais, excitant les maîtres de poste, stimulant les iemschiks, hâtant l'attellement des tarentass. Puis, le repas rapidement terminé,--trop rapidement toujours au gré d'Harry Blount, qui était un mangeur méthodique,--on partait, et les journalistes, eux aussi, étaient menés comme des aigles, car ils payaient princièrement, et, ainsi que disait Alcide Jolivet, «en aigles de Russie». [Monnaie d'or russe qui vaut 5 roubles. Le rouble est une monnaie d'argent qui vaut, l00 kopeks, soit 3 fr. 92.]
Il va sans dire qu'Harry Blount ne faisait aucuns frais vis-à-vis de la jeune fille. C'était un des rares sujets de conversation sur lesquels il ne cherchait pas à discuter avec son compagnon. Cet honorable gentleman n'avait pas pour habitude de faire deux choses à la fois.
Et Alcide Jolivet lui ayant demandé, une fois, quel pouvait être l'âge de la jeune Livonienne:
«Quelle jeune Livonienne? répondit-il le plus sérieusement du monde, en fermant à demi les yeux.
--Eh parbleu! la soeur de Nicolas Korpanoff!
--C'est sa soeur?
--Non, sa grand'mère! répliqua Alcide Jolivet, démonté par tant d'indifférence.--Quel âge lui donnez-vous?
--Si je l'avais vue naître, je le saurais!» répondit simplement Harry Blount, en homme qui ne voulait pas s'engager.
Le pays alors parcouru par les deux tarentass était presque désert. Le temps était assez beau, le ciel couvert à demi, la température plus supportable. Avec des véhicules mieux suspendus, les voyageurs n'auraient pas eu à se plaindre du voyage. Ils allaient comme vont les berlines de poste en Russie, c'est-à-dire avec une vitesse merveilleuse.
Mais si le pays semblait abandonné, cet abandon tenait aux circonstances actuelles. Dans les champs, peu ou pas de ces paysans sibériens, à figure pâle et grave, qu'une célèbre voyageuse a justement comparés aux Castillans, moins la morgue.