--Monsieur Korpanoff, répondit Alcide Jolivet, voici une proposition qui part d'un coeur généreux!
--J'ajoute, monsieur, répondit Michel Strogoff, que si je ne vous offre pas de monter dans mon tarentass, c'est qu'il ne contient que deux places, et que ma soeur et moi, nous les occupons déjà.
--Comment donc, monsieur, répondit Alcide Jolivet, mais mon confrère et moi, avec votre cheval et l'arrière-train de notre demi-télègue, nous irions au bout du monde!
--Monsieur, reprit Harry Blount, nous acceptons votre offre obligeante. Quant à cet iemschik!...
--Oh! croyez bien que ce n'est pas la première fois que pareille aventure lui arrive! répondit Michel Strogoff.
--Mais, alors, pourquoi ne revient-il pas? Il sait parfaitement qu'il nous a laissés en arrière, le misérable!
--Lui! Il ne s'en doute même pas!
--Quoi! Ce brave homme ignore qu'une scission s'est opérée entre les deux parties de sa télègue?
--Il l'ignore, et c'est de la meilleure foi du monde qu'il conduit son avant-train à Ekaterinbourg!
--Quand je vous disais que c'était tout ce qu'il y a de plus plaisant, confrère! s'écria Alcide Jolivet.
--Si donc, messieurs, vous voulez me suivre, reprit Michel Strogoff, nous rejoindrons ma voiture, et....
--Mais la télègue? fit observer l'Anglais.
--Ne craignez pas qu'elle s'envole, mon cher Blount! s'écria Alcide Jolivet. La voilà si bien enracinée dans le sol, que si on l'y laissait, au printemps prochain il y pousserait des feuilles!
--Venez donc, messieurs, dit Michel Strogoff, et nous ramènerons ici le tarentass.»
Le Français et l'Anglais, descendant de la banquette de fond, devenue ainsi siège de devant, suivirent Michel Strogoff.
Tout en marchant, Alcide Jolivet, suivant son habitude, causait avec sa bonne humeur, que rien ne pouvait altérer.
«Ma foi, monsieur Korpanoff, dit-il à Michel Strogoff, vous nous tirez là d'un fier embarras!
--Je n'ai fait, monsieur, répondit Michel Strogoff, que ce que tout autre eût fait à ma place. Si les voyageurs ne s'entre-aidaient pas, il n'y aurait plus qu'à barrer les routes!
--A charge de revanche, monsieur. Si vous allez loin dans les steppes, il est possible que nous nous rencontrions encore, et....»
Alcide Jolivet ne demandait pas d'une façon formelle à Michel Strogoff où il allait, mais celui-ci, ne voulant pas avoir l'air de dissimuler, répondit aussitôt:
«Je vais à Omsk, messieurs.
--Et monsieur Blount et moi, reprit Alcide Jolivet, nous allons un peu devant nous, là où il y aura peut-être quelque balle, mais, à coup sûr, quelque nouvelle à attraper.
--Dans les provinces envahies? demanda Michel Strogoff avec un certain empressement.
--Précisément, monsieur Korpanoff, et il est probable que nous ne nous y rencontrerons pas!
--En effet, monsieur, répondit Michel Strogoff. Je suis peu friand de coups de fusil ou de coups de lance, et trop pacifique de mon naturel pour m'aventurer là où l'on se bat.
--Désolé, monsieur, désolé, et, véritablement, nous ne pourrons que regretter de nous séparer sitôt! Mais, en quittant Ekaterinbourg, peut-être notre bonne étoile voudra-t-elle que nous voyagions encore ensemble, ne fût-ce que pendant quelques jours?
--Vous vous dirigez sur Omsk? demanda Michel Strogoff, après avoir réfléchi un instant.
--Nous n'en savons rien encore, répondit Alcide Jolivet, mais très-certainement nous irons directement jusqu'à Ichim, et, une fois là, nous agirons selon les événements.
--Eh bien, messieurs, dit Michel Strogoff, nous irons de conserve jusqu'à Ichim.»
Michel Strogoff eût évidemment mieux aimé voyager seul, mais il ne pouvait, sans que cela parût au moins singulier, chercher à se séparer de deux voyageurs qui allaient suivre la même route que lui. D'ailleurs, puisqu'Alcide Jolivet et son compagnon avaient l'intention de s'arrêter à Ichim, sans immédiatement continuer sur Omsk, il n'y avait aucun inconvénient à faire avec eux cette partie du voyage.
«Eh bien, messieurs, répondit-il, voilà qui est convenu. Nous ferons route ensemble.»
Puis, du ton le plus indifférent:
«Savez-vous avec quelque certitude où en est l'invasion tartare? demanda-t-il.