Il convient d'ajouter ici que cette fois, au moins, la France et l'Angleterre étaient chacune représentées au grand marché de Nijni-Novgorod par deux des produits les plus distingués de la civilisation moderne, MM. Harry Blount et Alcide Jolivet.
En effet, les deux correspondants étaient venus chercher là des impressions au profit de leurs lecteurs, et ils employaient de leur mieux les quelques heures qu'ils avaient à perdre, car, eux aussi, ils allaient prendre passage sur le _Caucase_.
Ils se rencontrèrent précisément l'un et l'autre sur le champ de foire, et n'en furent que médiocrement étonnés, puisqu'un même instinct devait les entraîner sur la même piste; mais, cette fois, ils ne se parlèrent pas et se bornèrent à se saluer assez froidement.
Alcide Jolivet, optimiste par nature, semblait, d'ailleurs, trouver que tout se passait convenablement, et, comme le hasard lui avait heureusement fourni la table et le gîte, il avait jeté sur son carnet quelques notes particulièrement honnêtes pour la ville de Nijni-Novgorod.
Au contraire, Harry Blount, après avoir vainement cherché à souper, s'était vu forcé de coucher à la belle étoile. Il avait donc envisagé les choses à un tout autre point de vue, et méditait un article foudroyant contre une ville dans laquelle les hôteliers refusaient de recevoir des voyageurs qui ne demandaient qu'à se laisser écorcher «au moral et au physique!»
Michel Strogoff, une main dans sa poche, tenant de l'autre sa longue pipe à tuyau de merisier, semblait être le plus indifférent et le moins impatient des hommes. Cependant, à une certaine contraction de ses muscles sourciliers, un observateur eût facilement reconnu qu'il rongeait son frein.
Depuis deux heures environ, il courait les rues de la ville pour revenir invariablement au champ de foire. Tout en circulant entre les groupes, il observait qu'une réelle inquiétude se montrait chez tous les marchands venus des contrées voisines de l'Asie. Les transactions en souffraient visiblement. Que bateleurs, saltimbanques et équilibristes fissent grand bruit devant leurs échoppes, cela se concevait, car ces pauvres diables n'avaient rien à risquer dans une entreprise commerciale, mais les négociants hésitaient à s'engager avec les trafiquants de l'Asie centrale, dont le pays était troublé par l'invasion tartare.
Autre symptôme, aussi, qui devait être remarqué. En Russie, l'uniforme militaire apparaît en toute occasion. Les soldats se mêlent volontiers à la foule, et précisément, à Nijni-Novgorod, pendant cette période de la foire, les agents de la police sont habituellement aidés par de nombreux Cosaques, qui, la lance sur l'épaule, maintiennent l'ordre dans cette agglomération de trois cent mille étrangers.
Or, ce jour-là, les militaires, Cosaques ou autres, faisaient défaut au grand marché. Sans doute, en prévision d'un départ subit, ils avaient été consignés à leurs casernes.
Cependant, si les soldats ne se montraient pas, il n'en était pas ainsi des officiers. Depuis la veille, les aides de camp, partant du palais du gouverneur général, s'élançaient en toutes directions. Il se faisait donc un mouvement inaccoutumé, que la gravité des événements pouvait seule expliquer. Les estafettes se multipliaient sur les routes de la province, soit du côté de Wladimir, soit du côté des monts Ourals. L'échange de dépêches télégraphiques avec Moscou et Saint-Pétersbourg était incessant. La situation de Nijni-Novgorod, non loin de la frontière sibérienne, exigeait évidemment de sérieuses précautions. On ne pouvait pas oublier qu'au XIVe siècle la ville avait été deux fois prise par les ancêtres de ces Tartares, que l'ambition de Féofar-Khan jetait à travers les steppes kirghises.
Un haut personnage, non moins occupé que le gouverneur général, était le maître de police. Ses inspecteurs et lui, chargés de maintenir l'ordre, de recevoir les réclamations, de veiller à l'exécution des règlements, ne chômaient pas. Les bureaux de l'administration, ouverts nuit et jour, étaient incessamment assiégés, aussi bien par les habitants de la ville que par les étrangers, européens ou asiatiques.