Jules Verne

Il est alors descendu plus au sud, jusque dans le Turkestan libre. Là, aux khanats de Boukhara, de Khokhand, de Koundouze, il a trouvé des chefs disposés à jeter leurs hordes tartares dans les provinces sibériennes et à provoquer une invasion générale de l'empire russe en Asie. Le mouvement a été fomenté secrètement, mais il vient d'éclater comme un coup de foudre, et maintenant les voies et moyens de communication sont coupés entre la Sibérie occidentale et la Sibérie orientale! De plus, Ivan Ogareff, altéré de vengeance, veut attenter à la vie de mon frère!»

Le czar s'était animé en parlant et marchait à pas précipités. Le grand maître de police ne répondit rien, mais il se disait, à part lui, qu'au temps où les empereurs de Russie ne graciaient jamais un exilé, les projets d'Ivan Ogareff n'auraient pu se réaliser.

Quelques instants s'écoulèrent, pendant lesquels il garda le silence. Puis, s'approchant du czar, qui s'était jeté sur un fauteuil:

«Votre Majesté, dit-il, a sans doute donné des ordres pour que cette invasion fût repoussée au plus vite?

--Oui, répondit le czar. Le dernier télégramme qui a pu passer à Nijni-Oudinsk a dû mettre en mouvement les troupes des gouvernements d'Yeniseisk, d'Irkoutsk, d'Iakoutsk, celles des provinces de l'Amour et du lac Baïkal. En même temps, les régiments de Perm et de Nijni-Novgorod et les Cosaques de la frontière se dirigent à marche forcée vers les monts Ourals; mais, malheureusement, il faudra plusieurs semaines avant qu'ils puissent se trouver en face des colonnes tartares!

--Et le frère de Votre Majesté, Son Altesse le grand-duc, en ce moment isolé dans le gouvernement d'Irkoutsk, n'est plus en communication directe avec Moscou?

--Non.

--Mais il doit savoir, par les dernières dépêches, quelles sont les mesures prises par Votre Majesté et quels secours il doit attendre des gouvernements les plus rapprochés de celui d'Irkoutsk?

--Il le sait, répondit le czar, mais ce qu'il ignore, c'est qu'Ivan Ogareff, en même temps que le rôle de rebelle, doit jouer le rôle de traître, et qu'il a en lui un ennemi personnel et acharné. C'est au grand-duc qu'Ivan Ogareff doit sa première disgrâce, et, ce qu'il y a de plus grave, c'est que cet homme n'est pas connu de lui. Le projet d'Ivan Ogareff est donc de se rendre à Irkoutsk, et là, sous un faux nom, d'offrir ses services au grand-duc. Puis, après qu'il aura capté sa confiance, lorsque les Tartares auront investi Irkoutsk, il livrera la ville, et avec elle mon frère, dont la vie est directement menacée. Voilà ce que je sais par mes rapports, voilà ce que ne sait pas le grand-duc, et voilà ce qu'il faut qu'il sache!

--Eh bien, sire, un courrier intelligent, courageux....

--Je l'attends.

--Et qu'il fasse diligence, ajouta le grand maître de police, car permettez-moi d'ajouter, sire, que c'est une terre propice aux rébellions que cette terre sibérienne!

--Veux-tu dire, général, que les exilés feraient cause commune avec les envahisseurs? s'écria le czar. qui ne fut pas maître de lui-même devant cette insinuation du grand maître de police.

--Que Votre Majesté m'excuse!... répondit en balbutiant le grand maître de police, car c'était bien véritablement la pensée que lui avait suggérée son esprit inquiet et défiant.

--Je crois aux exilés plus de patriotisme! reprit le czar.

--Il y a d'autres condamnés que les exilés politiques en Sibérie, répondit le grand maître de police.

--Les criminels! Oh! général, ceux-là je te les abandonne! C'est le rebut du genre humain. Ils ne sont d'aucun pays. Mais le soulèvement, ou plutôt l'invasion n'est pas faite contre l'empereur, c'est contre la Russie, contre ce pays, que les exilés n'ont pas perdu toute espérance de revoir... et qu'ils reverront!... Non, jamais un Russe ne se liguera avec un Tartare pour affaiblir, ne fût-ce qu'une heure, la puissance moscovite!»

Le czar avait raison de croire au patriotisme de ceux que sa politique tenait momentanément éloignés. La clémence, qui était le fond de sa justice, quand il pouvait en diriger lui-même les effets, les adoucissements considérables qu'il avait adoptés dans l'application des ukases, si terribles autrefois, lui garantissaient qu'il ne pouvait se méprendre.