Il convient de faire observer que cette perfection de la vue et de l'ouïe chez ces deux hommes les servait merveilleusement dans leur métier, car l'Anglais était un correspondant du _Daily-Telegraph_, et le Français, un correspondant du.... De quel journal ou de quels journaux, il ne le disait pas, et lorsqu'on le lui demandait, il répondait plaisamment qu'il correspondait avec «sa cousine Madeleine». Au fond, ce Français, sous son apparence légère, était très-perspicace et très-fin. Tout en parlant un peu à tort et à travers, peut-être pour mieux cacher son désir d'apprendre, il ne se livrait jamais. Sa loquacité même le servait à se taire, et peut-être était-il plus serré, plus discret que son confrère du _Daily-Telegraph_.
Et si tous deux assistaient à cette fête, donnée au Palais-Neuf dans la nuit du 15 au 16 juillet, c'était en qualité de journalistes, et pour la plus grande édification de leurs lecteurs.
Il va sans dire que ces deux hommes étaient passionnés pour leur mission en ce monde, qu'ils aimaient à se lancer comme des furets sur la piste des nouvelles les plus inattendues, que rien ne les effrayait ni ne les rebutait pour réussir, qu'ils possédaient l'imperturbable sang-froid et la réelle bravoure des gens du métier. Vrais jockeys de ce steeple-chase, de cette chasse à l'information, ils enjambaient les haies, ils franchissaient les rivières, ils sautaient les banquettes avec l'ardeur incomparable de ces coureurs pur sang, qui veulent arriver «bons premiers» ou mourir!
D'ailleurs, leurs journaux ne leur ménageaient pas l'argent,--le plus sûr, le plus rapide, le plus parfait élément d'information connu jusqu'à ce jour. Il faut ajouter aussi, et à leur honneur, que ni l'un ni l'autre ne regardaient ni n'écoutaient jamais par-dessus les murs de la vie privée, et qu'ils n'opéraient que lorsque des intérêts politiques ou sociaux étaient en jeu. En un mot, ils faisaient ce qu'on appelle depuis quelques années «le grand reportage politique et militaire».
Seulement, on verra, en les suivant de près, qu'ils avaient la plupart du temps une singulière façon d'envisager les faits et surtout leurs conséquences, ayant chacun «leur manière à eux» de voir et d'apprécier. Mais enfin, comme ils y allaient bon jeu bon argent, et ne s'épargnaient en aucune occasion, on aurait eu mauvaise grâce à les en blâmer.
Le correspondant français se nommait Alcide Jolivet. Harry Blount était le nom du correspondant anglais. Ils venaient de se rencontrer pour la première fois à cette fête du Palais-Neuf, dont ils avaient été chargés de rendre compte dans leur journal. La discordance de leur caractère, jointe à une certaine jalousie de métier, devait les rendre assez peu sympathiques l'un à l'autre. Cependant, ils ne s'évitèrent pas et cherchèrent plutôt à se pressentir réciproquement sur les nouvelles du jour. C'étaient deux chasseurs, après tout, chassant sur le même territoire, dans les mêmes réserves. Ce que l'un manquait pouvait être avantageusement tiré par l'autre, et leur intérêt même voulait qu'ils fussent à portée de se voir et de s'entendre.
Ce soir-là, ils étaient donc tous les deux à l'affût. Il y avait, en effet, quelque chose dans l'air.
«Quand ce ne serait qu'un passage de canards, se disait Alcide Jolivet, ça vaut son coup de fusil!»
Les deux correspondants furent donc amenés à causer l'un avec l'autre pendant le bal, quelques instants après la sortie du général Kissoff, et ils le firent en se tâtant un peu.
«Vraiment, monsieur, cette petite fête est charmante! dit d'un air aimable Alcide Jolivet, qui crut devoir entrer en conversation par cette phrase éminemment française.
--J'ai déjà télégraphié: splendide! répondit froidement Harry Blount, en employant ce mot, spécialement consacré pour exprimer l'admiration quelconque d'un citoyen du Royaume-Uni.
--Cependant, ajouta Alcide Jolivet, j'ai cru devoir marquer en même temps à ma cousine....
--Votre cousine?... répéta Harry Blount d'un ton surpris, en interrompant son confrère.
--Ou