Jules Verne

« Non, Nell, répondit Harry. C'est la lune à son lever.

-- Oui, la lune ! s'écria Jack Ryan, un superbe plateau d'argent que les génies célestes font circuler dans le firmament, et qui recueille toute une monnaie d'étoiles !

-- Vraiment, Jack ! répondit l'ingénieur en riant, je ne te connaissais pas ce penchant aux comparaisons hardies !

-- Eh ! monsieur Starr, ma comparaison est juste ! vous voyez bien que les étoiles disparaissent à mesure que la lune s'avance. Je suppose donc qu'elles tombent dedans !

-- C'est-à-dire, Jack, répondit l'ingénieur, que c'est la lune qui éteint par son éclat les étoiles de sixième grandeur, et voilà pourquoi celles-ci s'effacent sur son passage.

-- Que tout cela est beau ! répétait Nell, qui ne vivait plus que par le regard. Mais je croyais que la lune était toute ronde ?

-- Elle est ronde quand elle est pleine, répondit James Starr, c'est-à-dire lorsqu'elle se trouve en opposition avec le soleil. Mais, cette nuit, la lune entre dans son dernier quartier, elle est écornée déjà, et le plateau d'argent de notre ami Jack n'est plus qu'un plat à barbe !

-- Ah ! monsieur Starr, s'écria Jack Ryan, quelle indigne comparaison ! J'allais justement entonner ce couplet en l'honneur de la lune :

Astre des nuits qui dans ton cours Viens caresser... Mais non ! C'est maintenant impossible ! votre plat à barbe m'a coupé l'inspiration ! »

Cependant, la lune montait peu à peu sur l'horizon. Devant elle s'évanouissaient les dernières vapeurs. Au zénith et dans l'ouest, les étoiles brillaient encore sur un fond noir que l'éclat lunaire allait graduellement pâlir. Nell contemplait en silence cet admirable spectacle, ses yeux supportaient sans fatigue cette douce lueur argentée, mais sa main frémissait dans celle d'Harry et parlait pour elle.

« Embarquons-nous, mes amis, dit James Starr. Il faut que nous ayons gravi les pentes de l'Arthur-Seat avant le lever du soleil ! » La barque était amarrée à un pieu de la rive. Un marinier la gardait. Nell et ses compagnons y prirent place. La voile fut hissée et se gonfla sous la brise du nord-ouest.

Quelle nouvelle impression ressentit alors la jeune fille ! Elle avait navigué quelquefois sur les lacs de la Nouvelle-Aberfoyle, mais l'aviron, si doucement manié qu'il fût par la main d'Harry, trahissait toujours l'effort du rameur. Ici, pour la première fois, Nell se sentait entraînée avec un glissement presque aussi doux que celui du ballon à travers l'atmosphère. Le golfe était uni comme un lac. A demi couchée à l'arrière, Nell se laissait aller à ce balancement. Par instants, en de certaines embardées, un rayon de lune filtrait jusqu'à la surface du Forth, et l'embarcation semblait courir sur une nappe d'argent toute scintillante. De petites ondulations chantaient le long du bordage. C'était un ravissement.

Mais il arriva alors que les yeux de Nell se fermèrent involontairement. Une sorte d'assoupissement passager la prit. Sa tête s'inclina sur la poitrine d'Harry, et elle s'endormit d'un tranquille sommeil.

Harry voulait la réveiller, afin qu'elle ne perdît rien des magnificences de cette belle nuit.

« Laisse-la dormir, mon garçon, lui dit l'ingénieur. Deux heures de repos la prépareront mieux à supporter les impressions du jour. »

A deux heures du matin, l'embarcation arrivait au pier de Granton. Nell se réveilla, dès qu'elle toucha terre.

« J'ai dormi ? demanda-t-elle.

-- Non, ma fille, répondit James Starr. Tu as simplement rêvé que tu dormais, voilà tout. »

La nuit était très claire alors. La lune, à mi-chemin de l'horizon au zénith, dispersait ses rayons à tous les points du ciel.

Le petit port de Granton ne contenait que deux ou trois bateaux de pêche, que balançait doucement la houle du golfe. La brise calmissait aux approches du matin. L'atmosphère, nettoyée de brumes, promettait une de ces délicieuses journées d'août que le voisinage de la mer rend plus belles encore. Une sorte de buée chaude se dégageait de l'horizon, mais si fine, si transparente, que les premiers feux du soleil devaient la boire en un instant.