Jules Verne

-- Peut-être auriez-vous dû tenir ce plan absolument secret !

-- Mon cher, répondit Herr Schultze, décidément vous ne serez jamais logique. Ceci me fait moins regretter que vous deviez mourir jeune. >>

Marcel, sur ces derniers mots, s'était levé.

<< Comment n'avez-vous pas compris, ajouta froidement Herr Schultze, que je ne parle jamais de mes projets que devant ceux qui ne pourront plus les redire ? >>

Le timbre résonna. Arminius et Sigimer, deux géants, apparurent à la porte de la salle.

<< Vous avez voulu connaître mon secret, dit Herr Schultze, vous le connaissez !... Il ne vous reste plus qu'à mourir. >>

Marcel ne répondit pas.

<< Vous êtes trop intelligent, reprit Herr Schultze, pour supposer que je puisse vous laisser vivre, maintenant que vous savez à quoi vous en tenir sur mes projets. Ce serait une légèreté impardonnable, ce serait illogique. La grandeur de mon but me défend d'en compromettre le succès pour une considération d'une valeur relative aussi minime que la vie d'un homme, -- même d'un homme tel que vous, mon cher, dont j'estime tout particulièrement la bonne organisation cérébrale. Aussi, je regrette véritablement qu'un petit mouvement d'amour-propre m'ait entraîné trop loin et me mette à présent dans la nécessité de vous supprimer. Mais, vous devez le comprendre, en face des intérêts auxquels je me suis consacré, il n'y a plus de question de sentiment. Je puis bien vous le dire, c'est d'avoir pénétré mon secret que votre prédécesseur Sohne est mort, et non pas par l'explosion d'un sachet de dynamite !... La règle est absolue, il faut qu'elle soit inflexible ! Je n'y puis rien changer. >>

Marcel regardait Herr Schultze. Il comprit, au son de sa voix, à l'entêtement bestial de cette tête chauve, qu'il était perdu. Aussi ne se donna-t-il même pas la peine de protester.

<< Quand mourrai-je et de quelle mort ? demanda-t-il.

-- Ne vous inquiétez pas de ce détail, répondit tranquillement Herr Schultze. Vous mourrez, mais la souffrance vous sera épargnée. Un matin, vous ne vous réveillerez pas. Voilà tout. >>

Sur un signe du Roi de l'Acier, Marcel se vit emmené et consigné dans sa chambre, dont la porte fut gardée par les deux géants.

Mais, lorsqu'il se retrouva seul, il songea, en frémissant d'angoisse et de colère, au docteur, à tous les siens, à tous ses compatriotes, à tous ceux qu'il aimait !

<< La mort qui m'attend n'est rien, se dit-il. Mais le danger qui les menace, comment le conjurer ! >>

IX << P.P.C. >>

La situation, en effet, était excessivement grave. Que pouvait faire Marcel, dont les heures d'existence étaient maintenant comptées, et qui voyait peut-être arriver sa dernière nuit avec le coucher du soleil ?

Il ne dormit pas un instant -- non par crainte de ne plus se réveiller, ainsi que l'avait dit Herr Schultze --, mais parce que sa pensée ne parvenait pas à quitter France-Ville, sous le coup de cette imminente catastrophe !

<< Que tenter ? se répétait-il. Détruire ce canon ? Faire sauter la tour qui le porte ? Et comment le pourrais-je ? Fuir ! fuir, lorsque ma chambre est gardée par ces deux colosses ! Et puis, quand je parviendrais, avant cette date du 13 septembre, à quitter Stahlstadt, comment empêcherais-je ?... Mais si ! A défaut de notre chère cité, je pourrais au moins sauver ses habitants, arriver jusqu'à eux, leur crier : "Fuyez sans retard ! Vous êtes menacés de périr par le feu, par le fer ! Fuyez tous !" >>

Puis, les idées de Marcel se jetaient dans un autre courant.

<< Ce misérable Schultze ! pensait-il. En admettant même qu'il ait exagéré les effets destructeurs de son obus, et qu'il ne puisse couvrir de ce feu inextinguible la ville tout entière il est certain qu'il peut d'un seul coup en incendier une partie considérable ! C'est un engin effroyable qu'il a imaginé là, et, malgré la distance qui sépare les deux villes, ce formidable canon saura bien y envoyer son projectile ! Une vitesse initiale vingt fois supérieure à la vitesse obtenue jusqu' ici ! Quelque chose comme dix mille mètres, deux lieues et demie à la seconde ! Mais c'est presque le tiers de la vitesse de translation de la terre sur son orbite ! Est-ce donc possible ?...