Jules Verne

Tout cela régulier, carré, solide, noir !...

Et dans ce dédale de rues, égales de largeur et de longueur, toute une armée de mineurs demi-nus s'agitant, causant, travaillant à la lueur de leurs lampes de sûreté !...

Voilà ce que dame Bauer se représentait souvent, quand elle était seule, songeuse, au coin de son feu.

Dans cet entrecroisement de galeries, elle en voyait une surtout, une qu'elle connaissait mieux que les autres, dont son petit Carl ouvrait et refermait la porte.

Le soir venu, la bordée de jour remontait pour être remplacée par la bordée de nuit. Mais son garçon, à elle, ne reprenait pas place dans la benne. Il se rendait à l'écurie, il retrouvait son cher Blair-Athol, il lui servait son souper d'avoine et sa provision de foin ; puis il mangeait à son tour le petit dîner froid qu'on lui descendait de là-haut, jouait un instant avec son gros rat, immobile à ses pieds, avec ses deux chauves- souris voletant lourdement autour de lui, et s'endormait sur la litière de paille.

Comme elle savait bien tout cela, dame Bauer, et comme elle comprenait à demi-mot tous les détails que lui donnait Carl !

<< Savez-vous, mère, ce que m'a dit hier M. l'ingénieur Maulesmulhe ? Il a dit que, si je répondais bien sur les questions d'arithmétique qu'il me posera un de ces jours, il me prendrait pour tenir la chaîne d'arpentage, quand il lève des plans dans la mine avec sa boussole. Il paraît qu'on va percer une galerie pour aller rejoindre le puits Weber, et il aura fort à faire pour tomber juste !

-- Vraiment ! s'écriait dame Bauer enchantée, M. l'ingénieur Maulesmulhe a dit cela ! >>

Et elle se représentait déjà son garçon tenant la chaîne, le long des galeries, tandis que l'ingénieur, carnet en main, relevait les chiffres, et, l'oeil fixé sur la boussole, déterminait la direction de la percée.

<< Malheureusement, reprit Carl, je n'ai personne pour m'expliquer ce que je ne comprends pas dans mon arithmétique, et j'ai bien peur de mal répondre ! >>

Ici, Marcel, qui fumait silencieusement au coin du feu, comme sa qualité de pensionnaire de la maison lui en donnait le droit, se mêla de la conversation pour dire à l'enfant :

<< Si tu veux m'indiquer ce qui t'embarrasse, je pourrai peut-être te l'expliquer.

-- Vous ? fit dame Bauer avec quelque incrédulité.

-- Sans doute, répondit Marcel. Croyez-vous que je n'apprenne rien aux cours du soir, où je vais régulièrement après souper ? Le maître est très content de moi et dit que je pourrais servir de moniteur ! >>

Ces principes posés, Marcel alla prendre dans sa chambre un cahier de papier blanc, s'installa auprès du petit garçon, lui demanda ce qui l'arrêtait dans son problème et le lui expliqua avec tant de clarté, que Carl, émerveillé, n'y trouva plus la moindre difficulté.

A dater de ce jour, dame Bauer eut plus de considération pour son pensionnaire, et Marcel se prit d'affection pour son petit camarade.

Du reste il se montrait lui-même un ouvrier exemplaire et n'avait pas tardé à être promu d'abord à la seconde, puis à la première classe. Tous les matins, à sept heures, il était à la porte 0. Tous les soirs, après son souper, il se rendait au cours professé par l'ingénieur Trubner. Géométrie, algèbre, dessin de figures et de machines, il abordait tout avec une égale ardeur, et ses progrès étaient si rapides, que le maître en fut vivement frappé. Deux mois après être entré à l'usine Schultze, le jeune ouvrier était déjà noté comme une des intelligences les plus ouvertes, non seulement du secteur 0, mais de toute la Cité de l'Acier. Un rapport de son chef immédiat, expédié à la fin du trimestre, portait cette mention formelle :

<< Schwartz (Johann), 26 ans, ouvrier fondeur de première classe. Je dois signaler ce sujet à l'administration centrale, comme tout à fait "hors ligne" sous le triple rapport des connaissances théoriques, de l'habileté pratique et de l'esprit d'invention le plus caractérisé. >>

Il fallut néanmoins une circonstance extraordinaire pour achever d'appeler sur Marcel l'attention de ses chefs.